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DE GUSTAVE FLAUBERT.

des Turcs ! Il est de mauvaises gens, tout à fait durs, savez-vous bien ? brutaux comme des mulets. » Hier nous l’avons vue comme ses maîtres lui faisaient prendre un bain de mer. Son pauvre petit corps noir était là tout nu, sur la plage, les pieds dans l’eau, en plein soleil, avec sa tête noire frisée et un grand anneau d’argent passé à son cou. Ils l’ont savonnée avec du sable, et d’une si rude façon que la peau lui saignait. Après quoi on l’a entrée dans l’eau et rincée comme un caniche. Alors j’ai pensé aux jeunes personnes d’Europe qui sortent avec leurs mères, ont des maîtres, jouent du piano, lisent des romans, les pieds dans leurs pantoufles brodées… Il y avait aussi avec nous une bonne Alsacienne qui va à Jérusalem rejoindre son fiancé qui tient une manufacture de vers à soie, et de plus un étudiant allemand. L’étudiant allemand a rencontré sa compatriote à Marseille, il l’accompagne et la protège. Ces deux braves gens avaient acheté à Alexandrie une bouteille de vin qui, dans l’embarquement, s’était égarée et dont ils paraissaient fort inquiets. C’était comme l’homme aux bottes de la guimbarde de Fécamp : « ne sentez-vous pas les bottes ? » L’étudiant disait à tout le monde : « Ne foyez-vous pas une pouteille de fin ? Chosef, ne chentez-fous pas une pouteille de fin ? » Enfin on a fini par découvrir la fameuse bouteille qui roulait au fond de la barque, sous une de nos cantines. En voyant le danger qu’elle avait couru, son propriétaire en a écarquillé les yeux sous ses lunettes. C’était une polissonne de bouteille grande comme un broc, et qui contenait bien dix à quinze litres. Ils avaient emporté ça pour le « foyache ».