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DE GUSTAVE FLAUBERT.

du mois prochain, si d’ici là ne surgit quelque obstacle, nous ne serons pas loin de Jérusalem.

J’ai quitté notre pauvre barque avec une mélancolie navrante. Rentré à l’hôtel au Caire, j’avais la tête bruissante comme après un long voyage en diligence. La ville m’a semblé vide et silencieuse, quoiqu’elle fût pleine de monde et agitée. La première nuit de mon arrivée ici, j’ai entendu tout le temps ce bruit doux des avirons dans l’eau, qui depuis trois grands mois cadençait nos longues journées rêveuses.

Bizarre phénomène psychologique, Monsieur ! Revenu au Caire (et après avoir lu ta bonne lettre), je me suis senti éclater d’intensité intellectuelle. La marmite s’est mise à bouillir tout à coup, j’ai éprouvé des besoins d’écrire cuisants. J’étais monté. Tu me parles du plaisir que te font mes lettres ; j’y crois sans peine, à la joie que les tiennes me causent. Je les lis ordinairement trois fois de suite, je m’en bourre. Ce que tu me dis sur tes visites à Croisset m’a remué le ventre. Je me suis senti toi. Merci, cher vieux, des visites que tu fais à ma mère. Merci, merci. Elle n’a que toi à qui parler de moi dans ses idées, et que toi qui me connaisse, après tout. Cela se flaire par le cœur. Mais ne te crois pas obligé à dépenser à Croisset tous tes dimanches, pauvre vieux. Ne t’ennuie pas par dévouement. Quant à elle, je crois qu’elle paierait bien tes visites cent francs le cachet. Il serait gars de lui en faire la proposition. Vois-tu le mémoire que fourbirait le « Garçon » en cette occasion : « Tant pour la société d’un homme comme moi. Frais extraordinaires : avoir dit un mot spirituel, avoir été charmant et plein de bon ton, etc. »