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CORRESPONDANCE

pas le moyen d’être fort en politique ni de se tenir au courant du mouvement social. Au reste, si tout en France est dans le même état qu’à mon départ, si le bourgeois y est toujours aussi férocement inepte et l’opinion publique aussi lâche, en un mot si la pot-bouille générale y exhale une odeur de graillon aussi sale, je ne regrette rien. Au contraire, que tout cela s’arrange pour le mieux ou pour le pis, je ne demande rien du gâteau général, m’écartant de la foule pour n’avoir pas les coudes foulés.

Pour le moment nous revenons de la Nubie, du désert d’Abou-Coulome et de Korosko ; demain ou après-demain nous partons pour Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, et dans trois semaines nous ferons une excursion à la grande oasis indépendante de Thèbes.

Tu vois que nous nous foutons complètement de tout ce qui se passe et que nous vivons comme de grands égoïstes, aspirant à pleins poumons le bon air chaud des tropiques, contemplant le ciel bleu, les palmiers et les chameaux, buvant du lait de buffle, fumant dans de longues pipes et dormant le nez aux étoiles. Je crois du reste que jusqu’à présent peu de voyages en Égypte (j’en excepte les voyages des savants) ont été aussi complets que le nôtre. On met ordinairement trois mois à voir ce pays ; nous en aurons mis huit. Nous avons relevé, dessiné, mesuré tous les temples de la Nubie et du Saïd (quant au Delta, l’inondation nous empêchera de le connaître aussi bien). Nous avons fait également une excursion dont peu de voyageurs se donnent la fatigue, celle du lac Mœris et du Fayoum.