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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Ailleurs ce ne sont plus les hommes qui viennent vous voir mais les oiseaux. Il y a à Sheik-Said un Santon (chapelle-tombeau bâtie en l’honneur d’un saint musulman) où les oiseaux vont d’eux-mêmes déposer la nourriture qu’on leur donne. Cette nourriture sert aux pauvres voyageurs qui passent par là. Nous qui avons lu Voltaire, nous ne croyons pas à ça. Mais on est si arriéré ici ! On y chante si peu Béranger ! (Comment, Monsieur, on ne commence pas à civiliser un peu ces pays ! l’élan des chemins de fer ne s’y fait-il pas sentir ? quel y est l’état de l’instruction primaire ? etc.) Si bien que lorsqu’on passe devant ce Santon, tous les oiseaux viennent entourer le bateau, se poser sur les manœuvres… on leur émiette du pain, ils tournoient, gobent sur l’eau ce qu’on leur a jeté et repartent.

J’ai fait à Keneh quelque chose de convenable et qui, je l’espère, obtiendra ton approbation. Nous avions mis pied à terre pour faire des provisions, et nous marchions tranquillement dans les bazars, le nez en l’air, respirant l’odeur de santal qui circulait autour de nous, quand, au détour d’une rue, voilà tout à coup que nous tombons dans le quartier des filles de joie. Figure-toi, mon ami, cinq ou six rues courbes avec des cahutes hautes de 4 pieds environ, bâties de limon gris desséché. Sur les portes, des femmes debout, ou se tenant assises sur des nattes. Les négresses avaient des robes bleu ciel, d’autres étaient en jaune, en blanc, en rouge, larges vêtements qui flottent au vent chaud. Des senteurs d’épices avec tout cela ; et sur leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or, qui font que, lorsqu’elles