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DE GUSTAVE FLAUBERT.

pour parvenir jusqu’à moi. Ma mère m’écrit qu’elle ne te voit guère souvent. Pourquoi cela ? Si ça t’embête trop, fais-le un peu à cause de moi et tâche de me dire ce qui se passe dans ma maison, sous tous les rapports possibles. As-tu été à Paris ? es-tu retourné chez Gautier ? et Pradier, l’as-tu vu ? Qu’est-ce qu’est devenu le voyage en Angleterre à propos du conte chinois ? Je rognonne souvent de tes vers, va, pauvre bougre. J’ai besoin tout de suite de te faire une réparation éclatante relativement au mot « vagabond » appliqué au Nil :

Que le Nil vagabond roule sur ses rivages ![1]

Il n’y a pas de désignation plus juste, plus précise, ni plus large à la fois. C’est un fleuve cocasse et magnifique, qui ressemble plutôt à un Océan qu’à autre chose. Des grèves de sable s’étendent à perte de vue sur ses bords, sillonnées par le vent comme les plages de la mer. Cela a des proportions telles que l’on ne sait pas de quel côté est le courant, et souvent on se croit enfermé dans un grand lac. Ah ! mais ! Si tu t’attends à une lettre un peu propre, tu te trompes. Je t’avertis très sérieusement que mon intelligence a beaucoup baissé.

En fait de travail, je lis tous les jours de l’Odyssée en grec. Depuis que nous sommes sur le Nil j’en ai absorbé quatre chants ; comme nous reviendrons par la Grèce, ça pourra me servir. Les premiers jours je m’étais mis à écrire un peu, mais j’en ai, Dieu merci, bien vite reconnu l’ineptie. Il vaut mieux être œil, tout bonnement. Nous vi-

  1. Melaenis, chant III.