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DE GUSTAVE FLAUBERT.

corps de plus de deux cents hommes couchés à plat sur le ventre. Quant à ceux qui en sont morts, c’est impossible à savoir ; la foule se rue tellement derrière le scheik, une fois qu’il est passé, qu’il n’est pas plus facile de savoir ce que sont devenus ces malheureux que de distinguer le sort d’une épingle jetée dans un torrent. La veille au soir, nous avions été dans un couvent de derviches où nous en avions vu tomber en convulsions à force d’avoir crié Allah. Ce sont de gentils spectacles, et qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! la superstition ! Moi, ça ne m’a pas fait rire du tout ! Cela est trop occupant pour être effrayant. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est leur musique.

C’est un bien drôle de pays que ce pays. Hier, par exemple, nous étions dans un café qui est un des plus beaux du Caire, et où il y avait en même temps que nous, dans le café, un âne qui chiait et un monsieur qui pissait dans un coin. Personne ne trouve ça drôle, personne ne dit rien. Quelquefois, un homme près de vous se lève et se met à dire sa prière, avec grandes prosternations et grandes exclamations, comme s’il était tout seul. On ne détourne même pas la tête, tant cela paraît tout naturel. Te figures-tu un individu récitant son bénédicité au Café de Paris ?

Tu me parles de ma mission[1]. Je n’ai presque rien à faire et je crois que je ne ferai presque rien.

  1. Flaubert avait été chargé par le Ministre de l’agriculture de recueillir des renseignements propres à être communiqués aux chambres de commerce. (Voir Du Camp, Souvenirs littéraires, I, p. 32.)