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DE GUSTAVE FLAUBERT.

regarde déjà Toulon comme si disgusting ! Comme je me souviens qu’elle est fort patriote, vous pouvez lui faire cette confidence, savoir, qu’il est presque impossible que, d’ici à quelque temps, l’Angleterre ne devienne pas maîtresse de l’Égypte ; elle tient déjà Aden rempli de troupes. Le transit de Suez sera très commode pour vous faire arriver un beau matin les uniformes rouges au Caire. On apprendra cela en France quinze jours après, et l’on sera fort étonné ! Souvenez-vous de ma prédiction. Au premier mouvement qui se passera en Europe, l’Angleterre prendra l’Égypte, la Russie Constantinople, et nous autres, par représailles, nous irons nous faire massacrer dans les montagnes de la Syrie. Il n’y a rien ici pour s’opposer à une invasion. Dix mille hommes y suffiraient (des Français surtout, à cause du souvenir de Bonaparte que les Arabes regardent presque comme un demi-dieu ; le mot n’est pas trop fort). Mais ce n’est pas pour nous que cuit le pâté. Les employés européens tourneront la casaque au gouvernement local qu’ils détestent, et tout sera fini. Quant au peuple arabe, il lui est fort indifférent de savoir à qui il appartiendra ; sous des noms différents il restera toujours le même, n’y gagnant rien parce qu’il n’a rien à y perdre. Abbas-Pacha (je vous le dis dans l’oreille) est un crétin presque aliéné, incapable de rien comprendre ni de rien faire. Il désorganise l’œuvre de Méhémet ; le peu qui en reste ne tient à rien. Le servilisme général qui règne ici (bassesse et lâcheté) vous soulève le cœur de dégoût, et sur ce chapitre bien des Européens sont plus Orientaux que les Orientaux.