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XLIII
SOUVENIRS INTIMES

ler plusieurs mois sans être repris du même désir.

Au commencement de l’année 1874, il entreprit Bouvard et Pécuchet, sujet qui le préoccupait depuis trente ans. Ce devait être d’abord fort court, une nouvelle d’une quarantaine de pages ; voici comment l’idée lui en vint.

Assis avec Bouilhet sur un banc du boulevard à Rouen, en face l’hospice des vieillards, ils s’amusaient à rêver ce qu’ils seraient un jour, et après avoir commencé gaiement le roman de leur existence supposée, tout à coup ils s’écrièrent : « Et qui sait ? nous finirons peut-être comme ces vieux décrépits qui meurent dans l’asile. » Alors ils avaient imaginé l’amitié de deux commis, leur vie, une fois retirés des affaires, etc., etc., pour ensuite les amener à finir leurs jours dans la misère. Ces deux commis sont devenus Bouvard et Pécuchet. Ce roman, d’une exécution si difficile, découragea mon oncle à plus d’une reprise ; il fut même obligé de l’interrompre et, pour se reposer, il alla rejoindre à Concarneau son ami, le naturaliste Georges Pouchet.

Là-bas, sur les grèves bretonnes, il commença la Légende de saint Julien l’Hospitalier, qui fut bientôt suivie d’Un Cœur simple et d’Hérodias. Il écrivit rapidement ces trois contes et reprit ensuite Bouvard et Pécuchet, lourde besogne sur laquelle il devait mourir.

Peu d’existences témoignent d’une unité aussi complète que la sienne : ses lettres le montrent à neuf ans préoccupé d’art comme il le sera à cinquante. Sa vie, comme l’ont d’ailleurs observé tous ceux qui ont parlé de lui, ne fut, depuis l’éveil de son intelligence jusqu’à sa mort, que le long développement d’une même passion, « la littérature ». Il lui sacrifia tout ; ses amours, ses tendresses, ne l’enlevèrent jamais à son art. Dans les dernières années regretta-t-il de ne pas avoir pris la route commune ? Quelques paroles émues sorties de ses lèvres un jour où nous revenions