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XLII
SOUVENIRS INTIMES

tions esthétiques. Elles étaient, hélas ! de plus en plus rares les heures de causerie intime, car pour s’épancher il fallait trouver des intelligences éprises des mêmes choses, et les séjours à Paris s’éloignaient de plus en plus. La solitude toujours grande devenait farouche quand je n’étais pas là et souvent, pour la fuir, il appelait la vieille bonne de l’enfance. Elle venait se chauffer un instant à la cheminée. Dans une lettre il me dit : « J’ai eu aujourd’hui une conversation exquise avec « Mamz’elle Julie ». En parlant du vieux temps elle m’a rappelé une foule de choses, de portraits, d’images qui m’ont dilaté le cœur. C’était comme un coup de vent frais. Elle a eu (comme langage) une expression dont je me servirai. C’était en parlant d’une dame : « Elle était bien fragile… orageuse même ! » Orageuse après fragile est plein de profondeur. Puis nous avons parlé de Marmontel et de la Nouvelle Héloïse, chose que ne pourraient faire beaucoup de dames, ni même beaucoup de messieurs. »

Quand il était ainsi seul, il lui prenait parfois des amours de nature qui l’enlevaient un moment à son travail. « Hier, m’écrivait-il, pour rafraîchir ma pauvre caboche, j’ai fait une promenade à Canteleu. Après avoir marché pendant deux heures de suite, Monsieur a pris une chope chez Pasquet où on récurait tout pour le jour de l’an. Pasquet a témoigné une grande joie en me voyant, parce que je lui rappelle « ce pauvre monsieur Bouilhet » ; et il a gémi plusieurs fois. Le temps était si beau, le soir la lune brillait si bien qu’à 10 heures je me suis promené dans le jardin, « à la lueur de l’astre des nuits ». Tu n’imagines pas comme je deviens amant de la nature ; je regarde le ciel, les arbres et la verdure avec un plaisir que je n’ai jamais eu. Je voudrais être vache pour manger de l’herbe. »

Mais il se rasseyait à sa table et laissait s’écou-