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CORRESPONDANCE

que je t’enverrais des lettres comme les miennes où je te dis tout, tout ? Je soignerais mon style, j’arrondirais mes périodes ! Non, tu ne crois pas ce que tu dis toi-même. C’est l’ennui, le désir, le malheur de la vie enfin qui te fait dire tout cela. Est-ce que tu ne me connais pas maintenant ? Il est vrai que je ne suis pas si facile à connaître. Est-ce que tu n’es pas sûre de moi ? Moi je le suis de toi, de ton présent, de ton avenir, de ton passé même. T’ai-je fait seulement une question sur ton passé ? Qu’est-ce que cela m’importe ? Je le prends avec le reste sans m’en soucier ; je ne suis jaloux de rien, de personne. Je pense à toi à toute heure du jour. Ton image me sourit, m’accompagne, m’entoure, je m’endors avec. C’est elle qui me réveille ; elle colore ma journée d’un reflet rose et doux. Si tu avais compté trouver en moi les aigreurs des passions adolescentes et leur fougue délirante, il fallait fuir cet homme qui s’est déclaré vieux d’abord et qui, avant de demander à être aimé, a montré sa lèpre. J’ai beaucoup vécu, Louise, beaucoup. Ceux qui me connaissent un peu intimement s’étonnent de me trouver si mûr, et je le suis plus encore qu’ils ne le pensent. Il y a encore trois mois, je pensais que j’en avais fini avec les passions, et j’avais de bonnes raisons pour le croire. Et tu crois que je n’ai eu pour toi que le caprice passager qui vous pousse à lever la première jupe venue dont on ne connaît pas la doublure ! Plus haut ou plus petit, je ne suis pas un homme comme tout le monde, et il ne faut pas m’aimer comme on aime tout le monde. On m’a donné tour à tour, dans le public, mille qualités diverses, mille vices grotesques.