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CORRESPONDANCE

amour. Sais-tu qu’il faut que j’aie la tête bien plantée sur les épaules pour que le vertige ne me prenne pas ? Toi ! toi ! tu te ravales devant moi ! Tu te fais infime et petite ! Je te surprends ! Je t’étonne ! Mais que suis-je donc ? Qu’est-ce que [je] vaux ? Je ne suis rien qu’un lézard littéraire qui se chauffe toute la journée au grand soleil du Beau. Voilà tout ! Ne me dis donc plus des choses si singulières et si flatteuses, car elles m’humilient dans mon bon sens. Tu as fait de la peine à Max quand il t’a vue si chagrine, si triste, si aimante. Ce sera pour toi une douce société ; tu trouveras dans sa parole amie des consolations inattendus les jours de souffrances. Il te répétera que je t’aime, que je lui parle souvent de toi… Tu me demandes dans ta dernière lettre si je me souviens du 29 juillet. Oh ! si je m’en souviens ! Il y avait feu d’artifice aussi en nous ce soir-là et belles illuminations dans nos cœurs. Et le lendemain, le jeudi, le soir, en calèche, te rappelles-tu surtout un moment à l’entrée des Champs-Élysées où nous sommes restés longtemps sans nous parler ? Tu me regardais d’un air sombre et tendre à la fois ; je voyais tes yeux briller dans la nuit sous ton chapeau. Toujours je me retourne vers ce souvenir, vers toi. Je peux dire comme Calydasa : « Mon cœur va en arrière vers toi, comme la flamme de l’étendard que l’on porte contre le vent. »

N’aie pas peur pour ma santé ; je suis fait pour vivre vieux. Il m’est arrivé toutes espèces d’accidents et de maladies sans qu’il m’en soit rien resté ; tout ça glisse sur moi comme l’eau sur le col d’un cygne. J’ai suivi tous les régimes et vécu de toutes les manières. Je me suis exercé de bonne heure