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XL
SOUVENIRS INTIMES

De nombreux projets de travaux préoccupaient son esprit. Il parlait surtout d’un conte sur les Thermopyles qu’il allait commencer. Il trouvait qu’il avait perdu trop de temps aux recherches préparatoires de ses œuvres et voulait employer le reste de sa vie à l’art, l’art pur. La préoccupation de la forme croissait, ce qui lui fit un jour s’écrier dans une de ses boutades chaudes et spontanées : « Je me fiche bien de l’Idée ! » Puis se mettant aussitôt à rire aux éclats : « Pas mal ça, hein ? c’est d’un bon lyrisme, je commence à comprendre l’art. »

Un vrai artiste pour lui ne pouvait être méchant, un artiste est avant tout un observateur ; la première qualité pour voir est de posséder de bons yeux. S’ils sont troublés par les passions, c’est-à-dire par un intérêt personnel, les choses échappent ; un bon cœur donne tant d’esprit !

Son culte du beau lui faisait dire : « La morale n’est qu’une partie de l’esthétique, mais sa condition foncière. »

Deux genres d’hommes lui déplaisaient particulièrement, et il était dur à leur égard : le critique, celui qui n’a rien produit et juge tout, il lui préférait un marchand de chandelles, et le monsieur instruit qui se croit artiste, qui a des désillusions, qui s’est figuré Venise autrement qu’elle n’est. Quand il rencontrait un individu de ce genre, c’était une explosion de mépris qui se traduisait, soit par des réparties mordantes (il prétendait, lui, n’avoir aucune imagination, ne s’être jamais rien figuré, ne rien savoir), ou par un silence encore plus hautain.

Jusqu’à sa mort, j’eus la douceur de continuer cette vie sérieuse et calme dans laquelle mon esprit de femme avait tant à gagner. Beaucoup des meilleurs amis de mon oncle étaient morts : Louis Bouilhet, Jules Duplan, Ernest Lemarié, Théophile Gautier, Jules de Goncourt, Ernest Feydeau, Sainte-Beuve, d’autres