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XXXV
SOUVENIRS INTIMES

savants qui tenaient Paris assiégé, qui lançaient des projectiles sur les monuments !

Il croyait, en rentrant dans son habitation, n’y rien retrouver. Il se trompait ; sauf quelques menus objets sans valeur, tels que cartes, canif, coupe-papier, on respecta absolument tout ce qui lui appartenait. Une seule chose était suffocante au retour, l’odeur, l’odeur du Prussien, comme les Français l’appelaient, une odeur de bottes graissées. Les murs en étaient imprégnés par ce séjour de trois longs mois et il fallut repeindre et tapisser les pièces pour s’en débarrasser.

Six mois se passèrent sans que mon oncle pût écrire, enfin ce fut chez moi, à Neuville, que, cédant à mes supplications, il reprit et cette fois termina La Tentation de Saint Antoine.

Il y avait dans la nature de Gustave Flaubert une sorte d’impossibilité au bonheur, et cela par un besoin continuel de retourner sans cesse en arrière, de comparer, d’analyser. À l’âge même des jouissances les plus absolues, il les dissèque tellement qu’il n’en voit que le cadavre.

Quand il écrit en descendant le Nil les pages intitulées Au Bord de la cange, il regrette sa maison des bords de la Seine. Les paysages qu’il a sous les yeux ne semblent pas le captiver ; c’est plus tard qu’il se les rappellera. Par exemple l’homme, son ineptie, ses conversations, l’intéressent avidement. « La bêtise, disait-il, entre dans mes pores. » Et quand on lui reprochait de ne pas sortir davantage, de ne pas se délasser dans la campagne : « Mais la nature me mange ! s’écriait-il indigné ; si je reste étendu longtemps sur l’herbe, je crois « sentir pousser des plantes sur mon corps » ; et il ajoutait : « Vous ne savez pas le mal que tout dérangement me procure. »

Sur lui-même il a, dans les événements les plus douloureux de sa vie, écrit ses sensations, cherchant, scrutant dans le fond de sa nature les recoins les plus