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DE GUSTAVE FLAUBERT.

faudrait écrire par vingt « H » aspirées pour en rendre l’intensité. Ou bien, quand tu es triste, c’est d’un désespoir tragique. Moi je suis dans un état plus bourgeois. Ton esprit à toi est rose et noir ; le mien est brun. Pense si j’ai dû assez souffrir pour gagner, malgré la robuste santé qui s’étale dans mon allure, une maladie de nerfs qui m’a duré deux ans, et dont je ne suis pas encore peut-être tout à fait quitte ! Depuis que je te connais pourtant, je n’ai jamais mieux été. Tu auras été mon médecin. Est-il, ma chérie, un meilleur baume que celui que je puise sur ta bouche ? Parle-moi de ta santé ; c’est là vraiment ce qui m’inquiète et tu ne me donnes pas assez de détails. Je suis tourmenté de tes maux de reins. Soigne-toi, ne veille pas trop, et surtout soigne ton moral ; c’est la première chose à considérer pour que le physique se porte bien.

Il me semble qu’il y a dix ans que nous étions à Mantes. C’est loin, loin. Ce souvenir m’apparaît déjà dans un lointain splendide et triste, oscillant dans une vague couleur tout à la fois amère et ardente. C’est beau dans ma tête comme un coucher de soleil sur la neige. La neige, c’est ma vie présente ; le soleil qui donne dessus, c’est le souvenir, reflet embrasé qui l’illumine.

J’ai reçu ce matin un mot de Du Camp, qui me parle de toi avec amitié. Il te remercie bien du billet de l’Institut, qu’il n’a pas reçu (je lui en avais parlé aussitôt que tu me l’avais écrit), mais dont l’intention lui a fait plaisir. Il me charge de te donner de sa part une bonne poignée de mains fraternelle. Si vous alliez me faire des traits à Paris quand vous vous verrez ! quelle charge ! C’est pour le coup