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DE GUSTAVE FLAUBERT.

chose ; toi qui as tant d’intelligence, emploies-en un peu à te rendre plus tranquille. Moi, ma force est à bout. Je me sentais bien du courage pour moi seul ; mais pour deux ! Mon métier est de soutenir tout le monde ; j’en suis brisé. Ne m’afflige plus par tes emportements qui me font me maudire moi-même, sans que pourtant j’y voie de remède.

Ma mère hier était dans ma chambre comme je faisais ma toilette. Elle avait l’enfant sur ses bras. On m’apporte ta lettre ; elle la prend, en regarde l’écriture et dit, moitié en raillerie, comme s’adressant à l’enfant, moitié sérieusement : « Je voudrais bien savoir qu’est-ce qu’il y a dedans ! » J’ai répondu par un rire assez niais, que je voulais rendre comique, pour lui ôter de l’idée toute hypothèse sérieuse. Je ne sais si elle se doute de quelque chose ; ce pourrait être. La régularité du facteur est chose merveilleuse.

Il y a dans ton envoi de ce matin un mot dont je n’ai pas compris, je crois, le sens. Qu’entend-tu par le mot trahison appliqué à moi ? Veux-tu dire : si j’aimais une autre femme ? Mais qu’entends-tu par le mot aimer ? Tu sais qu’il n’y en a pas de plus élastique. Ne dit-on pas également en l’employant, j’aime les bottes à revers et j’aime mon enfant ?

Tu t’exagères mon entourage, quand tu compares ta solitude à la mienne. Oh ! non, c’est moi qui [suis] seul, qui l’ai toujours été. N’as-tu pas remarqué même l’autre jour, à Mantes, deux ou trois absences où tu t’es écriée : « Quel caractère fantasque ! À quoi rêves-tu ? » — À quoi ? Je n’en sais rien ; mais ce que tu n’as vu que rarement est