Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/350

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
302
CORRESPONDANCE

ture sans art, sans nous troubler l’esprit, comme de pauvres enfants naïfs qui feraient cela pour la première fois. Aussi n’en ai-je pas rapporté d’amertume, mais au contraire une tiédeur exquise qui me tient dans une songerie voluptueuse.

J’ai été pourtant aujourd’hui et hier affreusement triste, de ces tristesses comme j’en avais dans ma jeunesse, à me jeter par la fenêtre pour en être quitte. C’est alors que l’on souhaite tout ce qu’on n’a pas et que tout ce qu’on a vous obsède. C’est alors que l’on désire se faire renégat, camaldule, pirate, n’importe quoi pour sortir au moins, ne fût-ce qu’en rêve, de l’affreux milieu où l’on étouffe. Oui, je me suis depuis quarante-huit heures vigoureusement ennuyé. C’est la réaction du bonheur de l’autre jour. Il faut que chaque joie soit payée par une douleur, que dis-je ? par une ; par mille ! Je n’ai donc pas tort de ne pas trop les rechercher. La félicité est un plaisir qui vous ruine.

Pourtant, ce soir je me suis remis au travail, mais en m’y forçant. Depuis six semaines environ que je te connais (expression due) je ne fais rien. Il faut pourtant sortir de là. Travaillons, et de notre mieux ; puis, nous nous verrons de temps à autre, quand nous le pourrons ; nous nous donnerons une bonne bouffée d’air, nous nous repaîtrons de nous-même à nous en faire mourir ; puis nous retournerons à notre jeûne. Qui sait ? c’est peut-être la meilleure méthode pour bien travailler et pour bien s’aimer. Qui pourrait répondre que, vivant toujours ensemble, nous n’arriverions pas à nous lasser l’un de l’autre ? Il y aurait des soupçons, des jalousies, peut-être ;