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CORRESPONDANCE

çoives un baiser de celui que tu aimes et qui t’aime. Savoures-tu cette pensée comme moi ? La respires-tu avec joie comme une fleur écartée, qui nous envoie son vague parfum avant qu’on en jouisse à pleines narines ? Ah ! nous serons seuls, bien seuls à nous dans ce village au milieu de la campagne (autour de nous le silence). Pourquoi es-tu triste ? Moi j’ai le pressentiment d’une journée de bonheur. Une journée, c’est bien peu, n’est-ce pas ? Mais un beau jour illumine toute une année, et on a si peu de jours à vivre que, quand il arrive, un beau jour vaut la peine qu’on s’en réjouisse. Mais seras-tu sage ? Pleureras-tu encore ? (Oh ! si j’étais si sensuel que tu le crois, comme je les aimerais tes pleurs ! Elles te rendent si belle quand elles coulent le long de tes joues pâles et vont mourir sur ta gorge chaude et blanche !) Prendras-tu encore pour du calcul la sage prévision du malheur ? M’en voudras-tu toujours de ce que je casse les reins à mon plaisir pour t’épargner un supplice ? Si la chair, d’elle-même, a un héroïsme, c’est bien celui-là ; sois-en sûre. Il coûte peut-être plus que d’autres que l’on estime davantage, et, suivant la coutume, ceux en faveur de qui on l’exerce n’en tiennent pas compte. Oui, ma pauvre chérie, appelle ta pensée là-dessus, évoque toute ta raison, et tu t’avoueras, après y avoir rêvé, que c’est au contraire parce que je t’aime que je ne m’abandonne pas à mon amour. Tu sentiras une preuve de tendresse où tu n’avais vu que tiédeur et corruption.

Allons, ris donc, comme dit Phidias. Demain c’est la folie, c’est l’ivresse, c’est toi, c’est moi. Demain je reverrai tes yeux qui brûlent d’un feu