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DE GUSTAVE FLAUBERT.

découvrir (découverte dont tu es le Christophe Colomb) et de mes croyances panthéistes ; il n’y a pas, dans tout cela, la moindre envie de t’amuser et de paraître original. Je n’affecte pas la bizarrerie. Si j’en ai, tant pis ou tant mieux. Je lirai les paroles de Descartes à Campanella[1] à ce sujet ; mais je ne crois pas qu’elles me démontreront le contraire. Il faut avoir la rage de l’excentrique pour en découvrir en moi, en moi qui mène la vie la plus bourgeoise et la plus ignorée de la terre. Je mourrai dans mon coin sans qu’on puisse, je l’espère bien, me reprocher ni une mauvaise action ni une mauvaise ligne, par la raison que je ne m’occupe pas des autres et ne ferai rien pour qu’ils s’occupent de moi. Je ne saisis pas bien l’extravagance d’une si vulgaire existence. Mais en dessous de celle-là, il en est une autre, une autre secrète, toute radieuse et illuminée pour moi seul, et que je n’ouvre à personne parce qu’on en rirait. Est-ce donc si fou ?

Ne crains pas que j’aie montré tes lettres à qui que ce soit ; non, sois-en sûre. Du Camp sait seulement que j’écris à une femme à Paris, qui peut-être cet hiver aura besoin de son secours pour nos lettres ; il me voit chaque jour t’écrire, mais

  1. Philosophe italien appartenant à l’ordre des Dominicains. Outre de nombreux ouvrages de philosophie et une apologie de Galilée, dont il s’autorisa pour entrer en rapport avec Descartes, il a laissé des lettres et des poésies, traduites par Mme Colet (1 vol. Paris, Lavigne, 1844). Descartes, loin d’apprécier l’œuvre de Campanella, écrivait à M. Zuylichem : « J’avoue que son langage et celui de l’Allemand qui a fait sa longue préface, m’a empêché d’oser converser avec eux avant que j’eusse achevé les dépêches que j’avais à faire, crainte de prendre quelque chose de leur style. » (Œuvres de Descartes, éd. Cousin, t. VII)