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CORRESPONDANCE

l’amour, puisqu’après lui le remord surgit. Pourquoi mêler l’idée d’un affreux malheur pour toi au bonheur que tu me donnes ? Si je n’ai pas le sens commun, d’habitude, comme tu me le répètes, il me semble que ce n’est pas moi qui en manque. Si je ne recherchais que mon plaisir, si je ne demandais à l’amour que ses joies physiques, mes façons — cela paraîtra clair à tout le monde — seraient différentes. Allons donc, chère amie, je ne suis pas encore si grossier que vous le dites, et j’aime quelque chose encore plus que votre beau corps : c’est vous-même. Sais-tu ce qui te manque à toi, ou plutôt par où tu pèches ? C’est par l’esprit. Tu en vois là où il n’y en a pas, aux endroits où on n’a pas eu l’idée d’en mettre. Tu développes, tu amplifies, tu outres tout. Où diable as-tu jamais trouvé que je t’aie dit quelque chose d’analogue à ceci : « que jamais je n’avais aimé les femmes que j’avais possédées et que celles que j’avais aimées ne m’avaient rien accordé » ? Je t’ai dit tout bonnement que j’avais aimé pendant six ans une femme qui de sa vie ne l’a su ; cela lui eût paru bête. Ça me le paraît bien maintenant à moi. Ensuite, jusqu’à toi, je n’ai pas aimé car je ne voulais pas aimer ; voilà tout. Ne crois donc pas que j’appartienne à la race vulgaire de ces hommes qui se dégoûtent après le plaisir, l’amour n’existant chez eux qu’en vertu de la convoitise. Non, ce qui s’élève en moi ne s’y abat pas si vite. Si la mousse pousse sur les édifices de mon cœur sitôt qu’ils sont bâtis, il faut du temps pour qu’ils tombent en ruines, si jamais ils y tombent tout à fait. Moque-toi tant que tu voudras de moi, de ma vie, de cet orgueil démesuré que tu viens de