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XXVIII
SOUVENIRS INTIMES

dessus de soi de larges plaques de ciel. De temps à autre un nuage rapidement évanoui. C’était la fumée d’un bateau à vapeur ; aussitôt apparaissaient entre les troncs élancés des arbres les mâts pointus des navires qui se faisaient remorquer jusqu’à Rouen ; leur nombre allait jusqu’à sept et neuf. Rien de majestueux et de beau comme ces convois de maisons flottantes qui vous parlaient de pays au loin. Vers une heure, on entendait un sifflet aigu ; c’était « la vapeur » comme disent les gens du pays. Trois fois par jour, ce bateau fait le trajet de Rouen à la Bouille. Le signal du départ était donné.

« Allons, disait mon oncle, viens à la leçon, mon Caro », et, m’entraînant, nous rentrions tous deux dans le large cabinet où les persiennes soigneusement closes n’avaient pas laissé pénétrer la chaleur ; il y faisait bon, on respirait une odeur de chapelets orientaux mêlée à celle du tabac et à un reste de parfums, venant par la porte laissée entr’ouverte du cabinet de toilette. D’un bond je m’élançais sur une grande peau d’ours blanc que j’adorais ; je couvrais sa grosse tête de baisers. Mon oncle, pendant ce temps, remettait sa pipe sur la cheminée, en choisissait une autre, la bourrait, l’allumait, puis s’asseyait sur un fauteuil de cuir vert à l’autre bout de la pièce ; il croisait une de ses jambes sur l’autre, se renversait en arrière, prenait une lime et se polissait les ongles. « Voyons, y es-tu ? Eh bien ! que te rappelles-tu d’hier ? — Oh ! je sais très bien l’histoire de Pélopidas et d’Épaminondas. — Raconte, alors. » Je commençais, puis, naturellement, je m’embrouillais ou j’avais oublié. « Je vais te la redire. » Je m’étais approchée et j’étais assise en face de lui sur une chaise longue, ou sur le divan. J’écoutais avec un intérêt palpitant les récits qu’il rendait pour moi si amusants.

Il m’a ainsi appris toute l’Histoire ancienne, rappro-