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DE GUSTAVE FLAUBERT.

que je ressens pour toi ? Chaque lettre que tu m’envoies m’entre plus avant dans le cœur. Celle de ce matin surtout ; elle avait un charme exquis. Elle était gaie, bonne, belle comme toi. Oui ! aimons-nous, aimons-nous, puisque personne ne nous a aimés.

J’arriverai à 4 heures à Paris, ou 4 heures un quart. Ainsi avant 4 heures et demie je serai chez toi. Je me sens déjà montant ton escalier ; j’entends le bruit de la sonnette… — « Madame y est-elle ? — Entrez. » Ah ! je les savoure d’avance, ces vingt-quatre heures-là. Mais pourquoi faut-il que toute joie m’apporte une peine ? Je pense déjà à notre séparation, à ta tristesse. Tu seras sage, n’est-ce pas ? car moi je sens que je serai plus chagrin que la première fois.

Je ne suis pas de ceux chez lesquels la possession tue l’amour ; elle l’allume au contraire.

Vis-à-vis de tout ce que j’ai eu de bon, je fais comme les Arabes qui, à un jour de l’année, se tournent encore du côté de Grenade et regrettent le beau pays où ils ne vivent plus. Aujourd’hui, tantôt, j’ai passé par hasard, à pied, dans la rue du Collège ; j’ai vu du monde sur le perron de la chapelle ; c’était la distribution des prix ; j’entendais les cris des élèves, le bruit des bravos, de la grosse caisse et des cuivres. Je suis entré, j’ai tout revu, comme de mon temps ; les mêmes tentures aux mêmes places ; j’ai rêvé à l’odeur des feuilles de chêne mouillées que l’on mettait sur nos fronts ; j’ai repensé au délire de joie qui s’emparait de moi, ce jour-là, car il m’ouvrait deux mois de liberté complète ; mon père y était, ma sœur aussi, les amis morts, partis, ou changés. Et je