Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/287

Cette page a été validée par deux contributeurs.
239
DE GUSTAVE FLAUBERT.

chose, c’est en raison de cette faculté panthéistique et aussi de cette âpreté qui t’a blessée. Allons, n’en parlons plus. J’ai eu tort, j’ai été sot. J’ai fait avec toi ce que j’ai fait en d’autres temps avec mes mieux aimés : je leur ai montré le fond du sac, et la poussière âcre qui en sortait les a pris à la gorge. Que de fois, sans le vouloir, n’ai-je pas fait pleurer mon père, lui si intelligent et si fin ! Mais il n’entendait rien à mon idiome, lui comme toi, comme les autres. J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clef. Je ne suis pas malheureux du tout ; je ne suis blasé sur rien ; tout le monde me trouve d’un caractère très gai, et jamais de la vie je ne me plains. Au fond je ne me trouve pas à plaindre, car je n’envie rien et ne veux rien. Va, je ne te tourmenterai plus ; je te toucherai doucement comme un enfant qu’on a peur de blesser, je rentrerai en dedans de moi les pointes qui en sortent. Avec un peu de bonne volonté, le porc-épic ne déchire pas toujours. Tu dis que je m’analyse trop ; moi je trouve que je ne me connais pas assez ; chaque jour j’y découvre du nouveau. Je voyage en moi comme dans un pays inconnu, quoique je l’aie parcouru cent fois. Tu ne me sais pas gré de ma franchise (les femmes veulent qu’on les trompe ; elles vous y forcent et, si vous résistez, elles vous accusent). Tu me dis que je ne m’étais pas montré comme cela d’abord ; rappelle au contraire tes souvenirs. J’ai commencé par montrer mes plaies. Rappelle-toi tout ce que je t’ai dit à notre premier dîner ; tu t’es écriée même : « Ainsi vous excusez tout ! il n’y a plus ni bien ni mal pour vous. » Non, je ne t’ai jamais menti ; je t’ai aimée instincti-