Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/279

Cette page a été validée par deux contributeurs.
231
DE GUSTAVE FLAUBERT.

toujours été étonné de l’enthousiasme qui ranimait alors leurs yeux ternes, de même qu’ils ne revenaient pas de surprise à considérer ma façon d’être ; et ils me répétaient : À votre âge ! à votre âge ! vous ! vous ! Qu’on ôte l’exaltation nerveuse, la fantaisie de l’esprit, l’émotion de la minute, il me restera peu. Voilà l’homme dans sa doublure. Je ne suis pas fait pour jouir. Il ne faut pas prendre cette phrase dans un sens terre à terre, mais en saisir l’intensité métaphysique. Je me dis toujours que je vais faire ton malheur, que sans moi ta vie n’aurait pas été troublée, qu’un jour viendra où nous nous séparerons (et je m’en indigne d’avance). Alors la nausée de la vie me remonte sur les lèvres, et j’ai un dégoût de moi-même inouï, et une tendresse toute chrétienne pour toi.

D’autres fois, hier par exemple, quand j’ai eu clos ma lettre, ta pensée chante, sourit, se colore et danse comme un feu joyeux qui vous envoie des couleurs diaprées et une tiédeur pénétrante. Le mouvement de ta bouche quand tu parles se reproduit dans mon souvenir, plein de grâce, d’attrait, irrésistible, provocant ; ta bouche, toute rose et humide, qui appelle le baiser, qui l’attire à elle avec une aspiration sans pareille […]

Un an, deux ans, dix, qu’est-ce que cela importe ? Tout ce qui se mesure passe, tout ce qui se compte a un terme.

Il n’y a, en fait d’infini, que le ciel qui le soit à cause de ses étoiles, la mer à cause de ses gouttes d’eau, et le cœur à cause de ses larmes. Par là seul il est grand ; tout le reste est petit. Est-ce que je mens ? Réfléchis, tâche d’être calme. Un ou deux bonheurs le remplissent, mais toutes les mi-