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DE GUSTAVE FLAUBERT.

moment radieux dont le reflet éclairera toujours notre cœur. C’était beau de joie et de tendresse, n’est-ce pas, ma pauvre âme ? Si j’étais riche, j’achèterais cette voiture-là et je la mettrais dans ma remise, sans jamais plus m’en servir. Oui, je reviendrai, et bientôt, car je pense à toi toujours ; toujours je rêve à ton visage, à tes épaules, à ton cou blanc, à ton sourire, à ta voix passionnée, violente et douce à la fois comme un cri d’amour. Je te l’ai dit, je crois, que c’était ta voix surtout que j’aimais.

J’ai attendu ce matin le facteur une grande heure sur le quai. Il était aujourd’hui en retard. Que cet imbécile-là, avec son collet rouge, a sans le savoir fait battre de cœurs ! Merci de ta bonne lettre ; mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant, tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi ! Tu ne sais donc pas qu’aimer trop, ça porte, malheur à tous deux ! C’est comme les enfants que l’on a trop caressés étant petits : ils meurent jeunes. La vie n’est pas faite pour cela ; le bonheur est une monstruosité ; punis sont ceux qui le cherchent.

Ma mère a été hier et avant-hier dans un état affreux ; elle avait des hallucinations funèbres. J’ai passé mon temps auprès d’elle. Tu ne sais pas ce que c’est que le fardeau d’un tel désespoir à porter seul. Souviens-toi de cette ligne, si jamais tu te trouves la plus malheureuse de toutes les femmes. Il y en a une qui l’est plus qu’on ne peut l’être ; le degré au-dessus est la mort ou la folie furieuse.

Avant de [te] connaître j’étais calme, je l’étais devenu. J’entrais dans une période virile de santé morale. Ma jeunesse est passée. La maladie de nerfs qui m’a duré deux ans en a été la conclusion,