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CORRESPONDANCE

pas faire une phrase, je change de plume à toute minute, parce que je n’exprime rien de ce que je veux dire. Tu viendras à Rouen avec Phidias, tu feras semblant de m’y rencontrer et tu me feras une visite ici. Cela te satisfera mieux que toutes les descriptions possibles. Alors tu penseras à mon tapis et à la grande peau d’ours blanc sur laquelle je me couche dans le jour, comme moi je pense à ta lampe d’albâtre, quand je regardais sa lumière mourante onduler sur le plafond. Avais-tu compris, ce soir-là, que je m’étais donné ce terme ? Car je n’osais pas ; je suis timide, va, malgré mon cynisme, à cause de lui peut-être. Je m’étais dit : j’attendrai jusqu’à ce que la bougie soit éteinte. Oh ! quel oubli de tout ! quelle exclusion du reste du monde ! Comme elle était douce la peau de ton corps nu,… ! et quelle joie hypocrite je savourais, dans mon dépit, pendant que les autres étaient là et qu’ils ne s’en allaient pas ! Je me souviendrai toujours de l’air de ta tête quand tu étais à mes genoux, par terre, et de ton sourire ivre quand tu m’as ouvert la porte et que nous nous sommes quittés. Je suis descendu dans les ténèbres, sur la pointe du pied, comme un voleur. N’en étais-je pas un ? Et tous sont-ils aussi heureux, quand ils fuient chargés de leur butin ?

Je te dois une explication franche de moi-même, pour répondre à une page de ta lettre qui me fait voir les illusions que tu as sur mon compte. Il serait lâche à moi (et la lâcheté est un vice qui me dégoûte, sous quelque face qu’il se montre) de les faire durer plus longtemps.

Le fonds de ma nature est, quoi qu’on dise, le saltimbanque. J’ai eu dans mon enfance et ma