Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.
185
DE GUSTAVE FLAUBERT.

autre chose. Qu’est-ce qu’il me faut après tout ? n’est-ce pas la liberté et le loisir ? Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénûment le plus absolu. J’ai encore cependant quelques progrès à faire. Mon « éducation sentimentale » n’est pas achevée, mais j’y touche peut-être. As-tu réfléchi quelquefois, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot « bonheur » avait fait couler de larmes ? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait plus à l’aise. Il me prend quelquefois d’étranges aspirations d’amour, quoique j’en sois dégoûté jusque dans les entrailles ; elles passeraient peut-être inaperçues, si je n’étais pas toujours attentif et l’œil tendu à épier jouer mon cœur.

Je n’ai pas éprouvé au retour la tristesse que j’ai eue il y a cinq ans. Te rappelles-tu l’état où j’ai été pendant tout un hiver, quand je venais le jeudi soir chez toi, en sortant de chez Chéruel, avec mon gros paletot bleu et mes pieds trempés de neige que je chauffais à ta cheminée ? J’ai passé vraiment une amère jeunesse, et par laquelle je ne voudrais pas revenir ; mais ma vie maintenant me semble arrangée d’une façon régulière. Elle a des horizons moins larges, hélas ! moins variés surtout, mais peut-être plus profonds parce qu’ils sont plus restreints. Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille ; la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre. J’ai réfléchi aux conseils de Pradier ; ils sont bons. Mais comment les suivre ? Et puis où m’arrêterais-je ? Je n’aurais qu’à prendre cela au