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CORRESPONDANCE

arbres avec une tendresse qui va jusqu’à la sympathie ; j’éprouve presque des sensations voluptueuses rien qu’à voir, mais quand je vois bien. Il y a quelques jours, j’ai rencontré trois pauvres idiotes qui m’ont demandé l’aumône. Elles étaient affreuses, dégoûtantes de laideur et de crétinisme, elles ne pouvaient pas parler ; à peine si elles marchaient. Quand elles m’ont vu, elles se sont mises à me faire des signes pour me dire qu’elles m’aimaient ; elles me souriaient, portaient la main sur leur visage et m’envoyaient des baisers. À Pont-l’Évêque, mon père possède un herbage dont le gardien a une fille imbécile ; les premières fois qu’elle m’a vu, elle m’a également témoigné un étrange attachement. J’attire les fous et les animaux. Est-ce parce qu’ils devinent que je les comprends, parce qu’ils sentent que j’entre dans leur monde ?

Nous avons traversé le Simplon jeudi dernier. C’est, jusqu’à présent, ce que j’ai vu de plus beau comme nature. Tu sais que les belles choses ne souffrent pas de description. Je t’ai bien regretté ; j’aurais voulu que tu fusses avec moi, ou bien j’aurais voulu être dans l’âme de ces grands pins qui se tenaient tout suspendus et couverts de neige au bord des abîmes. Je cherchais mon niveau. J’ai visité à Domodossola un couvent de capucins (j’en avais déjà vu un à Gênes, et un autre, de chartreux, près de Milan). Le capucin qui nous a promenés nous a offert un verre de vin ; je lui ai donné deux cigares, et nous nous sommes séparés en nous serrant fortement les mains. Il avait l’air d’un excellent bougre. On effleure bien des amitiés en voyage ; je ne parle pas des amours.