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votre journée entière. Les heures passent vite quand nous sommes ensemble ; j’ai tant de choses à vous dire, et vous m’écoutez si bien !

Plus que jamais maintenant j’ai besoin de votre causerie, de votre compétence et de votre amitié. Ma position morale est critique ; vous l’avez comprise quand nous nous sommes vus la dernière fois. À vous je ne cache rien, et je vous parle non pas comme si vous étiez mon ancien maître, mais comme si vous n’aviez que vingt ans et que vous fussiez là, en face de moi, au coin de ma cheminée.

Je fais donc mon Droit, c’est-à-dire que j’ai acheté des livres de Droit et pris des inscriptions. Je m’y mettrai dans quelque temps et compte passer mon examen au mois de juillet. Je continue à m’occuper de grec et de latin, et je m’en occuperai peut-être toujours. J’aime le parfum de ces belles langues-là ; Tacite est pour moi comme des bas-reliefs de bronze, et Homère est beau comme la Méditerranée : ce sont les mêmes flots purs et bleus, c’est le même soleil et le même horizon. Mais ce qui revient chez moi à chaque minute, ce qui m’ôte la plume des mains si je prends des notes, ce qui me dérobe le livre si je lis, c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! Voilà pourquoi je ne fais pas grand’chose, quoique je me lève fort matin et sorte moins que jamais.

Je suis arrivé à un moment décisif : il faut reculer ou avancer, tout est là pour moi. C’est une question de vie et de mort. Quand j’aurai pris mon parti, rien ne m’arrêtera, dussé-je être sifflé et conspué par tout le monde. Vous connaissez assez mon entêtement et mon stoïcisme pour en être