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Jean ou d’Hilaire, à laquelle j’allais te conduire en faisant tant de bouffonneries sur le port. Où est le temps où, arrivés là ensemble, quelque peu échauffés de punch, je fumais une trentième pipe ! ce qui scandalisait Monsieur Sognel fils qui en restait ébahi. Aussi il en est mort ; les Dieux, les justes Dieux l’ont puni. Tu me retrouveras toujours le même, m’inquiétant peu de l’avenir de l’humanité, transcendant dans le culottage des pipes […].

Quant à toi, il me semble que tu changes, ce dont je ne te félicite pas. Je crois que tu as besoin de te retremper dans la blague, que tu me parais négliger. Tu me dis que tu n’as pas de femme : c’est ma foi fort sage, vu que je regarde cette espèce comme assez stupide. La femme est un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal ! […]. De plus, tu travailles. Tu as raison, car la science est encore la moins ennuyeuse des bêtises ; j’aime mieux un livre que le billard, mieux une bibliothèque qu’un café : c’est une gourmandise qui, si elle rend puant, ne fait jamais vomir. Mais tu assaisonnes ensuite ta lettre d’une série de doléances que tu voudrais te persuader, ce qui me fait craindre que dans peu de temps tu ne deviennes un homme sensé, admiré des pères de famille, raisonnable, moral, huître, très bien, fort sot. Nous ne pourrions plus sympathiser et tu me regarderais comme un gamin trop décolleté, comme un pot à moutarde trop baveux. Quand tu me parles de la vie comme d’un temps d’épreuves, qu’il est doux de rêver un but, etc., j’aime à croire que tu as dit tout ça pour te foutre de moi, et tu as bien fait. Allons, je t’aime tou-