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été préparé pour les dames. Mais une fois hissé, on rencontre un joli escalier tournant qui donne, d’étage en étage, dans de petites chambrettes, servant de magasin, d’atelier, de cuisine, de chambre à coucher, jusqu’au couronnement où se découvre enfin la majestueuse lampe, logée dans un véritable boudoir, tant il y a de luxe autour d’elle. C’est la déesse du lieu, et l’éclat de son sanctuaire a pour but d’imposer aux gardiens, en l’absence de toute autorité supérieure, en leur rappelant continuellement avec quels égards elle doit être traitée.

« Nous dînâmes au huitième étage. La chambre était petite et la compagnie nombreuse, si bien qu’une partie notable de la salle à manger se prolongeait en forme de queue tournante, je ne sais jusqu’à quelle profondeur, dans l’escalier. Le repas n’en fut que plus gai. Le contraste avec la scène de l’avant-veille était complet, et je manquerais peut-être à la galanterie, si j’osais balancer entre les deux journées. D’ailleurs, du haut du phare, le spectacle était vraiment magnifique. Je vis la mer, s’élevant lentement, noyer peu à peu tout l’archipel, jusqu’à ce qu’enfin je demeurai seul, dans ce vaste déluge, au sommet de cette Babel. L’impression était grande, mais singulièrement triste, et, d’instinct, toute la compagnie était allée retrouver le goût de la conversation dans l’intérieur. Je me suis souvent trouvé en pleine mer à bord d’un vaisseau ; mais ici, ce genre de solitude me semblait tout autre. La nature même de l’édifice en augmentait l’effet ; car il se sent toujours que l’isolement d’un navire n’est que momentané, et son sillage et ses voiles montrent assez qu’il fait continuellement effort pour en sortir. Mais ici l’isolement est éternel. Nulle part je n’ai mieux compris la majesté de la grande inondation de l’océan que du haut de cette frêle colonne où je m’en voyais si régulièrement enveloppé ! J’apercevais au loin les lignes brumeuses de la terre de France ; à gauche, à l’horizon, l’archipel de Bréhat ; à droite, celui des Sept-Îles ; au large, l’immensité des flots, sur lesquels mon imagination planait jusqu’à la côte d’Angleterre. La mer était silencieuse, et son calme ajoutait encore à sa puissance. Quelle affreuse prison ! me disais-je ; avec toute sa sublimité, elle forcerait bientôt à soupirer après la noirceur des cachots.

« Toutefois les gardiens s’y habituent fort bien, sans doute parce qu’ils sentent qu’au fond ils sont libres. On a pourtant senti la nécessité de leur faire passer, chaque trimestre, un mois parmi les hommes. Ce sont, en général, d’anciens marins, et ils se regardent comme embarqués pour un voyage aux Grandes-Indes. Du reste, sans sortir de leur île, car, de peur des infidélités, toute embarcation leur est absolument interdite, ils ont cependant l’avantage de se procurer les principaux plaisirs de la campagne ; je veux dire la pêche et la chasse. À une certaine hauteur, au-dessous de la porte d’entrée, ils ont eu l’idée de nouer une corde autour de la tour, à laquelle ils ont attaché une cinquantaine de lignes de la longueur du bras : quand la mer monte, le poisson vient rôder le long du mur, il s’attrape, et quand l’eau baisse, on l’aperçoit accroché aux hameçons, à hauteur d’homme, comme une guirlande. Comme il y en a de trop, on le fait sécher. Quant aux produits de la chasse, cette dernière ressource n’existe malheureusement pas, bien que souvent aussi il y ait excès. Il se prend en effet quelquefois une grande quantité d’oiseaux. Éblouis pendant la nuit par le feu du phare, ils viennent se jeter contre la lanterne, comme des papillons, et attendu qu’il était arrivé plusieurs fois que des halbrans ou des oies sauvages en avaient rompu les glaces, on a été obligé de l’entourer d’un grillage à larges mailles, où ils s’attrapent par le cou. Peut-être, si l’ingénieur avait pu prévoir tant de plaisirs, aurait-il cru devoir se dispenser de donner à ses gardiens un promenoir ; mais l’élégance de sa tour y aurait trop perdu.

« J’aurais eu assurément, cette fois, tout le temps d’étudier en détail les délicatesses de la construction ; mais M. Bourdeau me manquait, et je dus me contenter d’admirer en artiste. La perfection d’architecture d’un monument tellement solitaire m’aurait peut-être surpris, si je n’y avais deviné une condition de durée en harmonie avec celle du roc de porphyre sur lequel il repose. Ces pierres, cyclopéennes par leur masse, mais presque polies et d’un granit bleuâtre à pâte fine, qui mériterait de faire ornement dans un salon, étaient ajustées les unes sur les autres avec une précision que je ne saurais mieux comparer qu’à celle d’un ouvrage de marqueterie. On sentait qu’on aurait pu les enlever une à une, pour remonter, sans aucun dommage, l’édifice partout où l’on aurait voulu. Mais, à moins que, dans les siècles lointains, on ne le démonte un jour de la sorte, pour le transporter dans quelque musée comme un échantillon du savoir-faire de notre âge, on ne s’imagine pas quelle cause de ruine pourrait jamais le faire disparaître, je ne dirai pas de la surface de la terre, mais de celle de l’Océan. C’est ce qu’il faut pour se rassurer tout à fait sur le sort des malheureux lampistes qui se succéderont sur cette tour jusqu’aux dernières limites de la postérité.

« Voilà, monsieur, tout ce que je suis en état de vous envoyer sur le phare de Bréhat. Je l’ai bien vu à l’intérieur comme à l’extérieur, mais je ne l’ai point vu faire, et n’aurais guère été compétent pour entreprendre, à l’égard de sa construction, les enquêtes nécessaires. C’est néanmoins, je dois le dire, un modèle de construction si remarquable que son histoire mériterait assurément de trouver place dans votre excellent recueil, de préférence à celle que je viens de prendre la liberté de vous écrire : aussi usez en, je vous prie, tout à votre aise avec ma lettre, si, comme je n’en doute pas, vous trouvez