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dans le rocher qu’on en voyait encore la tête au-dessus des vagues.

« C’est dans cette position que nous attendîmes environ deux heures le moment où la mer ayant fini de monter, et les courants par conséquent s’apaisant, il nous serait peut-être possible d’accoster, au risque de tomber à l’eau en faisant le saut périlleux. Mais encore eût-il fallu que la brise consentît à mollir, et c’est ce qu’elle ne voulut point. Pour ma part, je m’en consolais sans peine. Le spectacle auquel j’assistais était si nouveau, si imposant, si étrange, que je ne me lassais pas. Je me disais d’ailleurs que peu de curieux en avaient aussi bien joui, et que puisque j’avais tenu à voir le phare, c’était là en définitive le vrai point de vue. La finesse des lignes, l’élégance sévère des corniches, la grâce de l’ensemble se saisissaient encore mieux par l’effet du contraste avec les formes dures et heurtées de l’Océan. Je regrettais de n’être pas poëte : j’aurais fait les plus beaux vers du monde sur cette lutte magnifique entre la puissance de la nature, symbolisée par ce sauvage Océan, et celle de l’homme, par cette imprenable forteresse. L’ingénieur, qui a très-bien compris ce qu’il y avait d’artiste dans une telle situation, en a tiré parti d’une main heureuse. La tour qui reçoit les assauts de la mer est construite comme celle d’un château fort, et c’est de sa plateforme, loin des coups, que s’élance, avec une proportion svelte et hardie, la seconde tour au sommet de laquelle repose la lanterne. Je vous en envoie un croquis fait d’après une esquisse bien tremblée, dans laquelle j’avais cependant réussi à consigner à peu près le sommaire de mes impressions. Mais ce que l’imagination seule peut reproduire, puisque la perspective y échoue, c’est l’effet de cette masse sublime, vue sur le ciel du milieu de la foule des flots accumulée à sa base. C’est une des belles scènes de ma vie, et je ne l’oublierai jamais.

« Mon compagnon, moins enthousiaste que moi, et pour qui d’ailleurs le phare était une ancienne connaissance, était désolé. « Ah ! monsieur, me disait-il, quel dommage que nous ne puissions entrer, vous verriez comme tout cela est appareillé ! Monsieur l’ingénieur ne voulait pas que je reçusse une pierre qui aurait eu une écaillure de la grosseur de l’ongle. Quel ennui d’être venu, comme ça, pour rien ! Tenez, cependant, regardez un peu, vers le cinquième étage, une grosse pierre un peu plus noire que les autres : c’est celle-là qui nous a donné du mal. » J’abrége son récit : il savait ainsi, pierre par pierre, toute l’histoire de cette tour : à celle-ci, il était arrivé tel événement ; à celle-là, il avait eu telle idée ; à telle autre, monsieur l’ingénieur avait dit telle chose. Qu’on se figure ce que c’est que d’avoir passé cinq ans de sa vie à ne voir que l’eau, le ciel et des pierres qu’on met en place : chacune de ces pierres demeure un souvenir. Enfin la nuit venait, il fallut se résigner et partir. Nous avions contre nous vent et marée. Malgré les bordées que nous courions dans l’ombre, entre la lumière du phare qui n’avait pas tardé à s’allumer, et celle du fanal des Sept-Îles, il nous fut impossible de rentrer en rivière, et nous nous estimâmes heureux, lorsqu’à minuit nous reprîmes terre dans une petite anse au delà de la pointe d’Enfer. Nous étions partis de Tréguier à midi : nous y rentrâmes quatorze heures après, trempés encore par l’eau des lames que nous avions embarquées, haletants de notre course de nuit dans les plus abominables chemins creux, et trouvant, je m’en souviens, l’heure du dîner un peu tardive. Notre pilote avait bien prévu que nous aurions du mal ; mais, comme il le disait au retour, « avant d’avoir tenté, on ne pouvait pas dire que ce que monsieur voulait fût impossible. »

« J’eus cependant mon dédommagement, mais malheureusement sans le bon M. Bourdeau. Le surlendemain, après une nuit passée à Paimpol, dans la plus affreuse auberge que la géographie pittoresque puisse signaler sur le sol de la Bretagne, je gagnai de bon matin la charmante île de Bréhat. C’est une oasis dans ces rochers. Tous les hommes y sont marins, beaucoup officiers. Ils viennent y passer leurs congés, s’y marient, et plus tard, quand ils ont conquis leur retraite, ils s’y fixent et y achèvent paisiblement leurs jours. Aussi est-on bien étonné de trouver dans cette île si ignorée, si petite, si écartée du reste du monde, la meilleure compagnie. Je ne le fus pourtant pas, j’étais prévenu. Mais comment vous raconter la singularité de l’occasion, sans paraître vous amuser d’un récit fait à plaisir ? J’avais rencontré, près de la baie de débarquement, quelques servantes chargées de paniers, auxquelles je m’étais informé de la maison que je cherchais ; j’y avais été accueilli à merveille, mais avec un embarras visible. « Tenez, me dit après quelques instants le maître de la maison, je vais vous avouer le fait : c’est que nous étions tous au moment de partir. Depuis que le phare est terminé, aucune de ces dames n’est encore allée le visiter. Pouvons-nous, sans cérémonie, vous proposer de vous mettre de la partie ? » Vous devinez ma réponse. Les paniers qui avaient si bien frappé mes yeux en arrivant étaient déjà chargés ; ils cachaient un excellent dîner. La mer était bleue et tranquille comme un beau fleuve ; et, favorisés par le courant, en trois quarts d’heure nous abordâmes au pied du phare. Du reste, nous aurions pu braver tous les éléments déchaînés : nous étions conduits par le premier loup de mer de ces parages, le fameux Gouaster, redevenu pilote, après avoir servi de capitaine de vaisseau à l’ingénieur pendant la plus grande partie des travaux. Dans ce pays-là, se trouver devant la porte, ce n’est pas être entré. Figurez-vous, à une vingtaine de pieds au-dessus de votre tête, une petite ouverture à laquelle il faut monter par une échelle de bronze encastrée dans la muraille : on voit assez que le logis n’a pas