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à lui procurer, de temps en temps, l’occasion de vendre des objectifs et des appareils optiques à ces chercheurs de l’impossible. L’assurance et la tranquillité avec laquelle l’inconnu lui annonçait une découverte aussi capitale, bouleversaient notre opticien. Il aurait cru que son interlocuteur était fou, s’il n’eût été rassuré à cet égard par sa contenance et par ses paroles. Il se borna donc à lui répondre :

« Je connais plusieurs physiciens qui s’occupent de cette question. Mais ils ne sont encore arrivés à aucun résultat. Auriez-vous été plus heureux ? Je serais charmé d’en avoir la preuve. »

Pour toute réponse, le jeune homme tira de sa poche un vieux portefeuille usé et rapiécé. Dans ce portefeuille, il prit une feuille de papier enveloppée avec soin ; puis, la dépliant, il la plaça sur la vitrine de l’opticien :

« Voilà ce que je puis obtenir, » dit-il avec simplicité.

La surprise de l’opticien fut alors à son comble. Ce qu’il avait sous les yeux n’était rien moins qu’une photographie sur papier, et non une image imparfaite, mais une véritable épreuve positive, comme on l’appela plus tard. Le dessin, quoique confus sur les bords, en raison de l’imperfection de l’objectif employé, représentait une vue de Paris, celle que le pauvre inventeur avait devant ses fenêtres : une réunion de cheminées et de toits, avec le dôme des Invalides au second plan. Cette image prouvait que le pauvre jeune homme habitait quelque grenier des environs de la rue du Bac.

« Pourrai-je vous demander, dit l’opticien, avec quelle substance vous opérez pour obtenir un tel résultat ? »

Le jeune homme fouilla encore dans sa poche. Il en tira une fiole pleine d’un liquide noirâtre, et la posant sur la vitrine, à côté de l’épreuve photographique :

« Voilà, dit-il, la liqueur avec laquelle j’opère ; et vous pourrez, ajouta-t-il, en suivant mes instructions, obtenir le même résultat que moi. »

Après avoir donné à l’opticien les indications nécessaires pour opérer avec sa liqueur, l’inconnu se retira, emportant son épreuve photographique, et lui laissant sa fiole.

Resté seul, Chevalier se hâta de mettre à profit les indications de l’inconnu. Il exécuta les opérations prescrites. Seulement, telle était alors l’ignorance générale en fait de photographie, qu’il fit maladresses sur maladresses, et par exemple, qu’il n’eut pas l’idée de préparer son papier impressionnable, dans l’obscurité. Il opéra en pleine lumière. Toute réussite était impossible, car, nous n’avons pas besoin de le dire, pour qu’un papier photogénique puisse fournir une épreuve dans la chambre noire, il faut qu’il ait été préparé dans une obscurité complète. Charles Chevalier ne pouvait donc obtenir aucun résultat en opérant comme il le fit, en plein jour.

Il attendait une seconde visite de l’inconnu ; mais ce dernier ne reparut pas, et on ne le revit jamais.

Que devint ce pauvre inventeur ? La misère et la maladie se lisaient sur son visage. Quoique jeune encore, il était pâle et amaigri ; les privations matérielles et les angoisses de recherches passionnées, avaient altéré son organisation ; la lame avait usé le fourreau, Povreté empesche les bons espritz de parvenir, a dit Bernard Palissy[1]. L’hiver était triste et froid ; la vie était dure et difficile aux malheureux abandonnés sans ressources, dans la grande et égoïste capitale. La Seine

  1. Telle était la devise du célèbre potier, qui prouva pourtant, par l’exemple de sa vie, que la pauvreté peut gêner les bons esprits dans leur voie, mais qu’elle ne les empêche pas de parvenir. Bernard Palissy avait gravé sur son cachet cette douloureuse devise, que l’on trouve également inscrite autour d’un plat ovale de faïence émaillée, sorti des mains de l’immortel artiste. Le dessin représente un homme à moitié vêtu qui tend à s’élancer vers le ciel, ou vers Dieu, mais qui en est empêché par le poids d’une lourde masse de pierre, qu’il porte à sa main droite. C’est le symbole du pénible poids que traîne avec elle la pauvreté et qui l’empêche de parvenir.