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C’est ici le lieu de relever une autre erreur, accréditée par tous les historiens : au dire de tous nos auteurs, l’eau était impuissante à éteindre l’incendie allumé par le feu grégeois ; le vinaigre, le sable ou l’urine pouvaient seuls arrêter ses ravages. Ce préjugé existait, en effet, chez les chrétiens, mais il n’était que le résultat de la terreur qu’inspiraient les mélanges incendiaires. Les écrivains de cette époque ne font nulle mention de ce fait, et l’examen le moins attentif des textes originaux aurait suffi pour le réduire à sa juste valeur. Il y avait dans l’armée des croisés, des estaigneurs, pour éteindre l’incendie allumé par les feux des Arabes ; c’est ce qu’indique Joinville dans ce passage : « Fust estaint le feu par ung homme que nous avions propre à ce faire. » Joinville dit, en parlant de Guy Malvoisin : « Une foiz fut que à grant peine le lui peurent estaindre ses gens. » Il ajoute ailleurs que le feu grégeois ne leur fit aucun mal, parce qu’il tomba dans le fleuve. Mais un autre texte tranche la question d’une manière bien plus concluante encore. Cinname, parlant d’une chasse donnée par des Grecs à un navire vénitien, s’exprime en ces termes :

« Les Grecs le poursuivirent jusqu’à Abydos et s’efforcerent de le brusler en lançant le feu mède ; mais les Vénitiens, accoutumés à leur usage, naviguerent en toute sécurité, ayant recouvert et entouré leur navire d’étoffes de laine imbibées de vinaigre. Aussi les Grecs s’en retournèrent ilz sans avoir pu rien faire ni atteindre leur but ; car le feu lancé de loin, ou ne parvenoit pas jusqu’au bastiment, ou, atteignant les estoffes, estoit repoussé, et s’estaignoit en tombant dans l’eau[1]. »

Ces textes, empruntés au mémoire de M. Lalanne, prouvent que le feu grégeois n’était nullement, comme on l’a toujours prétendu, à l’abri des atteintes de l’eau. On a vu, d’ailleurs, à propos des brûlots employés chez les Byzantins, que le feu grégeois destiné à incendier les navires, n’était préservé de l’action de l’eau que par l’artifice de l’appareil qui le tenait suspendu à la surface de la mer et hors de l’atteinte des vagues.

Il ne faudrait pas cependant conclure de cette observation que, dans certaines limites, le feu grégeois ne pût résister à l’action de l’eau. La présence du salpêtre, qui fournissait au mélange incendiaire assez d’oxygène pour que sa combustion pût se passer de l’oxygène atmosphérique, lui permettait de brûler pendant quelque temps hors du contact de l’air. Plusieurs de nos pièces d’artifice de guerre peuvent de la même manière, brûler quelque temps sous l’eau, et tous nos canonniers savent qu’ils ne peuvent empêcher leur lance à feu de brûler qu’en la coupant. Si, pour l’éteindre, ils mettaient le pied sur la partie qui flambe, ils brûleraient leur soulier sans y parvenir. Mais il y a loin de cet effet momentané à tout ce qu’ont écrit les historiens sur ce feu « que l’eau nourrissait au lieu de l’éteindre. »

Puisque nous en sommes aux rectifications historiques, le moment sera bien choisi de prouver le peu de fondement de l’opinion commune qui attribue à Roger Bacon l’honneur de l’invention de la poudre.

C’est un écrivain anglais qui a le premier propagé l’opinion, si répandue et si inexacte, d’après laquelle Roger Bacon est regardé comme l’inventeur de la poudre. Plot, dans son ouvrage, The natural history of Oxford, attribue à son compatriote l’honneur de cette découverte d’après ce fait, que personne n’aurait parlé de la poudre avant Roger Bacon, Or, tout ce que dit en plusieurs endroits de son livre, au sujet des effets explosifs de la poudre, l’auteur de l’Opus majus, est évidemment extrait de l’ouvrage de Marcus Grœchus. C’est ce que nous allons mettre en évidence.

Nous avons dit que le livre latin de Marcus Grœchus, Liber ignium ad comburendos hostes, qui fut publié vers 1230, renferme les no-

  1. Cinnamus, p. 129.