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ment propre, ils devaient être dirigés par des nageurs ou poussés par le vent ; la broche qui portait les ingrédients inflammables servait ensuite à fixer, par sa pointe, le feu contre les flancs du vaisseau. Comme le remarquent MM. Reinaud et Favé, cette disposition était fort habilement calculée pour le but qu’elle devait atteindre. Une substance enflammée, suspendue au-dessus de la surface de l’eau, protégée par son élévation contre l’atteinte des vagues, et qu’un vent léger suffisait à pousser vers les navires, était sans contredit un moyen d’incendie des plus redoutables, surtout quand on en faisait usage pour la première fois et avant que l’ennemi eût appris à se prémunir contre les attaques de ce genre. « Aujourd’hui, disent MM. Reinaud et Favé, on possède des moyens d’incendie qui agissent à de grandes distances, et l’on n’en connaît peut-être pas d’aussi efficaces à des distances rapprochées. »

L’emploi du feu grégeois avait pris un grand développement dans la guerre maritime, puisque, suivant une chronique anonyme citée par M. Lalanne, le nombre des navires armés de feu grégeois s’éleva jusqu’à deux mille, dans une expédition entreprise, sous Romain le Jeune, contre les Sarrasins de l’île de Crète. Pour bien comprendre d’ailleurs ses effets, il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque, les navires ne pouvaient s’attaquer que de près, et que les combattants en venaient tout de suite à l’abordage.

Le feu grégeois fut également employé, comme nous l’avons dit, dans les combats sur terre ou pour l’attaque des forteresses. Le manuscrit arabe de la bibliothèque de Leyde, cité par MM. Reinaud et Favé, et que nous avons eu déjà l’occasion d’invoquer, fournit les détails suivants sur la manière de faire usage des mélanges incendiaires, pour l’attaque des forteresses ou la destruction des ouvrages des assiégeants.

« Chapitre des stratagèmes et manière d’assurer les effets du feu. — Prends, avec la faveur de Dieu et son secours, une certaine quantité de soufre jaune pulvérisé, mets-le dans des jarres vertes en y joignant le même poids de naphte bleu ; tu boucheras la tête des jarres avec du vieux linge, et tu les enterreras dans du crottin frais ; change le crottin dès qu’il sera refroidi, et cela pendant quarante jours, jusqu’à la fin de l’opération. Prends de la marcassite jaune pilée, mets-la aussi dans les jarres vertes, et joins-y la même quantité d’urine d’enfant ; tu boucheras la tête des jarres avec du vieux linge, tu les enterreras dans du crottin frais, et tu changeras le fumier, quand il se sera refroidi, pendant quarante jours. Prends la marcassite en te couvrant la bouche, comme je t’ai dit de le faire au chapitre de la trempe du fer ; tu retireras ensuite le naphte qui est combiné avec le soufre et qui forme une substance noire tirant sur le vert ; pour la marcassite, elle est devenue noire et en partie consumée. Tu décanteras l’urine et le naphte à part l’un de l’autre et en les passant à un tamis de crin ; tu les mêleras ensuite par portions égales, et tu y joindras le même poids d’un vinaigre fait avec un vin acide et vieux. Mets à part cette composition pour le moment où tu en auras besoin, s’il plaît à Dieu.

« Lorsque tu voudras renverser un château, un mur ou toute autre construction, soit de pierre, soit d’une toute autre matière, ordonne aux artificiers de tirer des vases une portion de ce naphte ainsi traité par le soufre, la marcassite, l’urine et le vinaigre de vin ; ils lanceront ce mélange sur l’objet que tu veux détruire. Aie soin de choisir le moment où le vent est tourné contre l’ennemi ; par là les artificiers ne se trouveront pas en face du vent, exposés à se faire mourir eux-mêmes. Après cela, tu feras avancer d’autres hommes avec du feu et du naphte. En effet, le feu du naphte, lorsqu’il a ressenti les exhalaisons de ce liquide, s’enflamme, s’étend, grandit, et produit un grand bruit avec un sifflement terrible. Le spectacle qui s’offrira à tes yeux sera horrible : tu verras le château, s’il est bâti de quartiers de pierre, s’ébranler et se fendre ; les blocs se précipiteront les uns à la suite des autres avec le bruit du tonnerre et un sifflement épouvantable. Si le château est bâti de pierres et de mortier, tu le verras, au bout d’une heure, démoli et consumé ; s’il reste quelque débris qui ne soit pas brûlé, fais approcher les artificiers avec le liquide préparé et du naphte ; le naphte prendra feu, et ce qui est dans l’intérieur sera consumé. Il s’élèvera une fumée noire et épaisse, et l’ennemi périra à la fois par la puanteur et par l’incendie ; il ne se sauvera que ceux qui auront pris la fuite avant de sentir la mauvaise odeur, et avant que le feu les ait atteints. Personne, pendant trois jours, ne pourra pénétrer sur le théâtre de l’incendie, à cause de sa fumée, de son obscurité et de sa puanteur. Si tu veux mettre en fuite les défenseurs de ce château, ramasse beaucoup de bois à la porte, et attends qu’il souffle un vent violent contre l’édifice ;