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Avant de continuer cet exposé des travaux de M. Duchenne (de Boulogne), il importe de prévenir quelques critiques qui, si elles étaient fondées, diminueraient et annuleraient même la valeur de ses expériences. Les objections qu’on a faites à son mode d’expérimentation sont trop sérieuses et d’autre part ne sont pas assez spécialement scientifiques pour qu’il soit ici déplacé de les exposer et de montrer de quelle manière l’auteur les réfute.

On a dit avec une apparence de raison que la sensation du rhéophore s’exerçant sur la sensibilité extrême de la face peut occasionner des mouvements involontaires et faire entrer en contraction d’autres muscles que les muscles soumis à l’action directe de l’électricité. Comment distinguer alors ces derniers mouvements de ceux qui appartiennent à l’action propre du muscle excité ? — D’après M. Duchenne, ces mouvements involontaires n’auraient lieu qu’à la première application du rhéophore et ne se reproduiraient plus chez les individus habitués à la sensation électrique. Mais, dans le but de dissiper les doutes que pourrait faire naître cette objection, l’auteur a choisi pour sujet principal de ses expériences un homme chez lequel la sensibilité faciale était pathologiquement anéantie ; en outre, ces mêmes expériences répétées sur le cadavre encore irritable ont donné des résultats identiques.

On s’est demandé ensuite si la contraction partielle d’un muscle qui préside à une expression ne pourrait pas réagir sur l’âme et produire sympathiquement une impression intérieure qui provoquerait d’autres contractions involontaires. M. Duchenne oppose à cet argument spécieux de nombreuses expériences faites sur des sujets morts récemment et chez lesquels la contraction des muscles de la face a produit des mouvements expressifs absolument semblables à ceux qu’il avait obtenus sur le sujet vivant.

On a même été jusqu’à admettre la possibilité de contractions dites réflexes, provoquées par toute excitation périphérique ; on a craint qu’alors l’électrisation musculaire localisée ne fût qu’une illusion, que l’excitation électrique d’un muscle quelconque ne fût le résultat d’un ensemble de contractions réflexes et non le produit d’une contraction musculaire partielle. M. Duchenne a consacré un grand travail spécial à démontrer que le phénomène réflexe qui se développe dans certaines conditions pathologiques ne pouvait se produire à l’état normal. De plus il a fait contracter isolément des muscles humains mis à nu sur des membres nouvellement amputés, et il a prouvé que les mouvements étaient absolument les mêmes que lorsqu’il excitait les muscles homologues sur des membres non séparés du corps. Il a renouvelé ces expériences sur des animaux dont il excitait les muscles de la face, et les mouvements étaient toujours identiques, que la tête fût ou non attachée au tronc. Il ressort donc de ces expériences que lorsqu’elles sont faites sur des sujets sains, l’électrisation musculaire localisée ne provoque pas de contractions réflexes qui viennent compliquer l’action musculaire partielle.

Il ne m’appartient point de juger les conséquences que peut avoir le beau travail de M. Duchenne (de Boulogne) aux divers points de vue anatomique, physiologique et même psychologique, ce dernier point de discussion revient de droit aux philosophes ; mais nous aurons à examiner quelle est l’utilité de ces recherches au point de vue esthétique et quelles applications on peut en faire à l’étude et à la pratique des arts du dessin.

La grande utilité du travail de M. le docteur Duchenne découle de ce fait qu’il est impossible d’étudier les mouvements expressifs de la face de la même manière que les mouvements volontaires des membres. En effet, ceux-ci sont essentiellement soumis à l’influence de la volonté ; le modèle peut les poser. Il n’en est pas de même des premiers que l’âme seule a la faculté de produire fidèlement. C’est ce qui résulte des expériences de M. Duchenne, que chacun peut contrôler à l’aide des nombreuses images photographiques ajoutées au texte de son livre. C’est ce qui lui fait contredire l’opinion émise par Descartes dans son Traité des Passions. « Généralement, dit Descartes, toutes les actions tant du visage que des yeux peuvent être changées par l’âme, lorsque, voulant cacher sa passion, elle en imagine fortement une contraire, en sorte qu’on s’en peut aussi bien servir à dissimuler ses passions qu’à les exprimer. » Il est très-vrai, répond M. Duchenne, que certaines personnes, les comédiens notamment, ont l’art de feindre merveilleusement des passions qu’ils n’éprouvent point et qui n’existent réellement que sur leur physionomie ou sur leurs lèvres. Cependant, il n’est pas donné à l’homme de simuler certaines émotions, et l’observateur attentif pourra toujours, par exemple, découvrir et confondre un sourire menteur.

Les mouvements expressifs de la face ne pouvant se produire par la seule influence de la volonté et exigeant la coopération de l’âme, sont essentiellement fugaces. Les artistes le savent bien lorsqu’ils essayent de faire prendre une expression déterminée à leur modèle. Mais ils accusent trop souvent l’inintelligence du modèle lorsque c’est de son impuissance, commune à tous les hommes, qu’ils devraient se plaindre. On comprend donc quels services est appelé à rendre un ouvrage qui leur donne avec toute la précision scientifique les règles des lignes expressives de la face en mouvement, ce que l’auteur appelle « l’orthographe de la physionomie ».

Assurément l’art n’a pas attendu les découvertes de la science pour exprimer les passions au moyen de la peinture ou de la statuaire. Bien des peintres ont même essayé de réunir, pour l’enseignement, des suites de figures d’expression, Le Brun entre