Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Worcester aperçoivent, derrière les barreaux de sa prison, un homme réduit à l’état de folie furieuse, qui ne cesse de crier à tous les visiteurs qu’il a fait une découverte admirable, consistant à faire marcher les voitures et les manéges par la seule force de l’eau bouillante. Le marquis de Worcester s’extasie sur l’infortune et sur le génie de cet homme, et Marion écrit le tout à Cinq-Mars en style badin.

Cette lettre, que nous nous dispensons de citer, était apocryphe. Elle avait été composée par M. Henry Berthoud (Sam), alors l’un des rédacteurs du Musée des familles, dans des circonstances qu’il n’est pas inutile de faire connaître.

Gavarni, chargé d’exécuter un dessin qui devait accompagner une nouvelle dans le Musée des familles, avait livré ce dessin trop tard ; de sorte que la nouvelle ayant paru, le dessin restait sans emploi. Pour l’utiliser, on pria M. Henry Berthoud de chercher un sujet littéraire, un texte explicatif applicable à cette gravure, et M. Henry Berthoud imagina alors la prétendue lettre de Marion Delorme dont nous parlons plus haut. Dans le dessin original de Gavarni, le fou n’était qu’un personnage de roman ; il devint un personnage historique, il devint Salomon de Caus, grâce au document supposé dont il fut accompagné dans le Musée des familles.

L’intention de M. Henry Berthoud était sans doute fort innocente ; mais elle devint funeste, grâce aux commentaires innombrables qu’elle suscita dans la foule des romanciers, des dramaturges et des peintres. C’était pour eux une bonne fortune inouïe, une veine inépuisable, que cette histoire d’un homme de génie mourant à l’hôpital, cet inventeur de la machine à vapeur enfermé, par ordre du roi, dans un cabanon de Bicêtre.

À l’exposition des Beaux-Arts tenue au Louvre, il y a trente ans, un tableau de Lecurieux attirait tous les regards. On y voyait Salomon de Caus, enfermé à Bicêtre, les yeux caves et la barbe hérissée, tendant ses mains suppliantes, à travers les barreaux de sa prison, au couple brillant de Marion Delorme et du marquis de Worcester.

Le peintre Auguste Glaize n’a pas manqué de faire figurer Salomon de Caus dans son tableau du Pilori, que l’on voyait à l’exposition universelle des Beaux-Arts en 1885, et qui a été reproduit par une lithographie remarquable.

En 1857, le théâtre de l’Ambigu a joué un drame intitulé Salomon de Caus, où l’absurde légende du fou de Bicêtre était longuement développée, et dans lequel l’acteur Bignon s’en donnait à cœur joie.

Dans un ouvrage ayant pour titre les Artisans illustres, publié, en 1841, par MM. Ch. Dupin et Blanqui aîné, la même fable est reproduite, avec gravures et illustrations à l’appui (pages 80-84).

Dans un discours prononcé le 30 septembre 1865, à l’issue d’un grand banquet donné à Limoges, aux représentants de l’industrie de la porcelaine, un sénateur de l’Empire, M. le vicomte de la Guéronnière ramenait encore sur la scène le prétendu fou de Bicêtre.

« Dernièrement, dit l’honorable sénateur, je lisais une lettre curieuse d’une femme célèbre, quoique sa célébrité ne soit pas de bien bon aloi : Marion Delorme. Cette grande courtisane du xviie siècle, écrivant à son illustre et malheureux amant, Cinq-Mars, qui devait payer de sa tête la haine du cardinal de Richelieu, raconte qu’un jour, en traversant Bicêtre, elle aperçut à travers les barreaux d’une cellule, un vieillard qui portait empreintes sur son visage toutes les douleurs de la captivité, et qui criait aux passants : « Je ne suis pas fou ! J’ai fait une découverte qui doit changer le monde !… »

« Cette découverte, c’était l’emploi de la vapeur. Le cardinal de Richelieu, auquel il avait présenté son mémoire, n’avait pas voulu entendre parler de ce fou, et Salomon de Caus, raillé, torturé, mourait en effet dans les convulsions de la folie, coupable peut-être d’avoir devancé de deux siècles la plus grande vérité de la science. »

Le Moniteur, la Presse et les autres grands journaux ont reproduit, sans aucune remarque, ce passage du discours de M. de la Guéronnière.