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chine à vapeur[1]. L’étrange procédé historique qui consiste à décerner à quelque écrivain obscur l’honneur de l’une des grandes inventions modernes, sans tenir aucun compte de l’état de la science à son époque, n’avait jamais été couronné d’un succès plus complet. Dans sa Notice sur la machine à vapeur, publiée pour la première fois en 1828, dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, Arago adopta et développa l’opinion émise par Baillet. Appuyée sur l’autorité de l’illustre secrétaire de l’Académie des sciences, elle fut promptement admise, et le pauvre ingénieur normand, qui ne s’attendait guère à tant d’honneur, fut ainsi proclamé, d’un accord unanime, l’inventeur de la machine à feu.

Laubardemont disait, au xviie siècle, qu’avec dix lignes de l’écriture d’un homme, il se chargeait de le faire pendre. Notre siècle, plus généreux, avec dix lignes ramassées dans le livre inconnu d’un écrivain obscur, voue sa mémoire à l’immortalité. Cependant de tels arrêts sont susceptibles de révision, et, en ce qui concerne Salomon de Caus, c’est une tâche que nous essayerons de remplir.

Il est difficile de juger les écrits d’un savant sans connaître les principaux événements de sa vie. Donnons, en conséquence, quelques détails sur Salomon de Caus, autant qu’il est permis de fournir des renseignements positifs sur un modeste ingénieur du xviie siècle, à peu près ignoré de ses contemporains, et dont la gloire posthume ne devait briller que deux siècles après sa mort.

Le nom de Salomon de Caus n’est cité dans aucun des ouvrages biographiques de son temps, c’est à ses propres écrits qu’il faut emprunter les particularités qui le concernent. Salomon de Caus naquit en 1576. Il était sans doute originaire de Normandie, car un de ses parents, Isaac de Caus, qui publia, quelque temps après lui, un ouvrage d’hydraulique, prend le titre de Dieppois. Dans la préface de l’un de ses écrits, Salomon de Caus nous apprend lui-même que les sciences et les arts l’occupèrent dès sa jeunesse. Il étudiait la peinture, les langues anciennes et les mathématiques. Porté vers la mécanique par un goût particulier, il s’appliqua de bonne heure à cette science. Ensuite, comme tous les artistes de son époque, il voyagea pour perfectionner ses connaissances. Il se rendit d’abord en Italie, où il séjourna quelque temps. Il passa de là en Angleterre, et réussit à entrer dans la maison du prince de Galles ; il fut attaché comme maître de dessin à la princesse Élisabeth. Le prince de Galles ayant confié à l’artiste français le soin de décorer les jardins de son palais, Salomon de Caus peupla de groupes mythologiques les jardins de Richmond. Tout le personnel de l’Olympe figurait dans les décorations de cette résidence célèbre ; des machines hydrauliques faisaient jaillir les eaux au milieu de ces statues allégoriques.

Cependant la princesse Élisabeth, ayant épousé, en 1613, le duc de Bavière, Frédéric V, se disposait à partir pour l’Allemagne ; elle consentit à emmener avec elle son maître de dessin en qualité d’ingénieur et d’architecte.

Dès son arrivée en Allemagne, Salomon de Caus fut chargé de diriger la construction des bâtiments nouveaux que le duc de Bavière se proposait d’ajouter à son palais de Heidelberg. Il fallait entourer de jardins le nouveau palais ; on livra à l’architecte une sorte de fourré sauvage, le Friesenberg, montagne inculte, hérissée de rochers nus et creusée de profonds ravins. L’art changea promptement la face de ces lieux abandonnés. La montagne fut remuée de fond en comble, et bientôt, sur l’emplacement de ce site désert, on vit s’élever de beaux jardins tout remplis d’ombre et de fraîcheur, ornés de maisons de plaisance, décorés d’arcs de triomphe et de portiques,

  1. Notice historique sur les machines à vapeur, machines dont les Français peuvent être regardés comme les premiers inventeurs, par M. Baillet, inspecteur divisionnaire au corps impérial des mines (Journal des mines, mai 1813, p. 321).