Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/172

Cette page a été validée par deux contributeurs.

aussi de très-grandes proportions. Il avait quarante-six mètres de long, sur cinq de large ; il atteignait donc à peu près les dimensions ordinaires des bateaux à vapeur qui naviguent aujourd’hui sur le Rhône ou le Rhin. Les roues de ce bateau avaient quatorze pieds de diamètre, les aubes étaient de six pieds de longueur et plongeaient à deux pieds dans la rivière. Le tirant d’eau du bateau était de trois pieds et son poids total de 327 milliers, 27 pour le navire et 300 de charge.

C’est dans la ville même de Lyon, sur les eaux de la Saône, que le marquis de Jouffroy exécuta les intéressants essais de ce premier pyroscaphe. Le courant très-faible de cette rivière, que César nomme pour cette raison lentissimus Arar, convenait parfaitement pour des expériences de ce genre.

Le succès de ces expériences fut complet. De Lyon à l’île Barbe le courant fut remonté plusieurs fois, en présence de milliers de témoins, étonnés de voir cet énorme bateau se mouvoir sur la rivière sans qu’un seul homme apparût sur le pont, et grâce à l’action de l’invisible machine enfermée dans ses flancs.

Le 15 juillet 1783, en présence de dix mille spectateurs qui se pressaient sur les quais, et sous les yeux des membres de l’Académie de Lyon, le bateau du marquis de Jouffroy remonta le cours de la Saône, qui dépassait alors la hauteur des moyennes eaux (fig. 86). Un procès-verbal de l’événement et un acte de notoriété, furent dressés par les soins de l’Académie de Lyon[1].

Comment une expérience aussi solennelle, aussi décisive, demeura-t-elle sans fruit pour l’inventeur, et sans résultat pour le pays qui en avait été le théâtre ? C’est ici qu’il faut exposer la fâcheuse série de circonstances qui eurent pour effet d’annuler, entre les mains du marquis de Jouffroy, sa belle découverte ; c’est ici qu’il faut montrer le triste revers de l’effigie brillante qui vient d’être présentée.

Le succès de son système de navigation une fois constaté par une expérience publique, le marquis de Jouffroy s’occupa de réunir une compagnie financière, dans la vue d’établir sur la Saône, un service de transports réguliers, et de continuer en même temps, les nouvelles expériences qu’il était nécessaire de poursuivre.

Pour atteindre ce double but, la première condition à remplir, c’était de construire un nouveau bateau, car celui qui venait de servir aux expériences, était entièrement hors de service. Les minces feuillets de sapin qui formaient sa coque et ses bordages, ne pouvaient être conservés pour un bateau destiné à un usage quotidien. Sa chaudière avait été fort mal exécutée, ce qui n’étonnera guère, si l’on réfléchit à ce que l’on pouvait faire en ce genre en 1780 et dans une ville de province. Depuis la dernière expérience, elle était percée sur divers points et ne retenait plus la vapeur.

Mais, avant de construire un bateau neuf et de commencer une exploitation sérieuse, la compagnie exigea d’être mise en possession d’un privilége de trente ans. L’autorité royale pouvait seule concéder cette faveur ; on s’adressa donc à M. de Calonne.

L’inconsistance et la légèreté de ce ministre apparurent ici dans tout leur jour. Pour accorder à M. de Jouffroy le privilége qu’il sollicitait, il suffisait de posséder la preuve authentique de la nouveauté de son invention. Or, les faits parlaient haut sous ce rapport. Personne n’ignorait que rien de semblable à ce qui s’était vu à Lyon, ne s’était encore produit sur aucun point du monde. L’importance extrême de la question, l’avenir et l’intérêt du pays, commandaient donc, autant que la justice, de faire droit sans retard à

  1. Voir cet acte de notoriété dans le mémoire déjà cité, du marquis de Jouffroy, fils de l’inventeur (des Bateaux à vapeur, page 57, Pièces justificatives). Il est dit dans cet acte notarié, que « le bateau remonta le cours de la Saône, sans le secours d’aucune force animale, et par l’effet de la pompe à feu, pendant un quart d’heure environ ».