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espace de vingt-cinq années, expirait en 1800. À cette époque, Watt et Boulton se séparèrent de la société. Ils y furent remplacés chacun par son fils, et la nouvelle compagnie continue de diriger de nos jours, l’admirable établissement dû à la persévérance et au génie de ses fondateurs.

En se retirant des affaires, James Watt vint se fixer dans une terre voisine de Soho, nommée Heathfield, dont il avait fait l’acquisition en 1790. Il passa ses derniers jours dans cette heureuse retraite, pratiquant les maximes de sa douce philosophie, jouissant du repos et de la fortune acquis pendant le cours de sa glorieuse carrière, éprouvant le bonheur ineffable d’être témoin de l’extension prodigieuse que prenait, par suite de ses travaux, la prospérité de sa patrie.

Les plaisirs et les relations de la société l’occupèrent exclusivement jusqu’à la fin de sa vie. Pendant qu’il résidait à Birmingham ou à Soho, il avait pris l’habitude de réunir autour de lui un petit cercle d’amis, parmi lesquels se remarquaient l’illustre chimiste Priestley, le poëte Darwin, le botaniste Withering, le chimiste Keir, traducteur de Macquer, M. Edgeworth, père de miss Maria Edgeworth, et quelques artistes ou littérateurs en renom. Cette petite académie portait le nom de Société lunaire (Lunar Society), titre sur lequel il est bon de ne pas prendre le change, et qui signifiait seulement que les académiciens se réunissaient les soirs de pleine lune, afin d’y voir clair en rentrant chez eux. Watt rassembla à Heathfield les restes épars de sa petite académie, et c’est dans ce cercle distingué qu’il aimait à s’abandonner à sa verve de causeur et de conteur. Nul ne possédait ces talents à un plus haut degré. Il avait dévoré dans sa jeunesse tous les ouvrages de fiction et de poésie légère, et sa mémoire y retrouvait le texte d’inépuisables emprunts. À leur défaut, son imagination lui suggérait, pendant des soirées entières, toutes sortes de récits de fantaisie que son air de conviction et l’assurance de son débit faisaient accepter comme autant de faits incontestables.

Que d’anecdotes racontées dans les Revues anglaises et dans les Magazines, qui n’étaient que des jeux de l’imagination de Watt bénévolement transmis au public par ses auditeurs mystifiés ! Un jour cependant, ayant étourdiment lancé les personnages de son récit dans une situation des plus compliquées, il éprouvait quelque embarras à les tirer de ce dédale. Darwin l’interrompant :

— Est-ce que par hasard, monsieur Watt, vous nous raconteriez une histoire de votre cru ?

Watt s’arrêta, et regardant son interlocuteur avec le plus grand sérieux :

— Votre question, monsieur Darwin, m’étonne au dernier point. Depuis vingt ans que j’ai le plaisir de passer mes soirées avec vous, est-ce que je fais autre chose ? Est-il donc possible qu’on ait voulu faire de moi un émule de Robertson ou de Hume, lorsque toutes mes prétentions se bornaient à marcher sur les traces de la princesse Schéhérazade[1] ?

  1. Ce talent singulier de conteur d’histoires faites à plaisir s’était manifesté chez James Watt dès les premières années de son enfance. Arago, dans sa Notice biographique, en cite une preuve assez piquante :

    « L’esprit anecdotique que notre confrère, dit Arago, répandit avec tant de grâce, pendant plus d’un demi-siècle, parmi tous ceux dont il était entouré, se développa de très-bonne heure. On en trouvera la preuve dans ces quelques lignes que j’extrais, en les traduisant, d’une note inédite rédigée en 1708 par madame Marion Campbell, cousine et compagne d’enfance du célèbre ingénieur :

    « Dans un voyage à Glascow, madame Watt confia son jeune fils James à une de ses amies. Peu de semaines après, elle revint le voir, mais sans se douter assurément de la singulière réception qui l’attendait. — Madame, lui dit cette amie dès qu’elle l’aperçut, il faut vous hâter de remmener James à Glascow, je ne puis endurer l’état d’excitation dans lequel il me met ; je suis harassée par le manque de sommeil. Chaque nuit, quand l’heure ordinaire du coucher de ma famille approche, votre fils parvient adroitement à soulever quelque discussion dans laquelle il trouve toujours moyen d’introduire un conte qui, au besoin, en enfante d’autres. Ces contes pathétiques ou burlesques ont tant de charme, tant d’intérêt, ma famille tout entière les écoute avec une si grande attention, qu’on entendrait une mouche voler. Les heures ainsi succèdent aux heures sans que nous nous en apercevions ; mais le lendemain je tombe de fatigue. Madame, remmenez, remmenez votre fils chez vous. »