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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

aussi. Tous les secrets religieux, nous l’avons vu, s’écoulent pour ainsi dire dans le vaste océan de félicité éternelle d’outre-tombe. Et cette félicité céleste, qu’est-elle sinon le bonheur terrestre affranchi de toute barrière terrestre ? la félicité d’ici-bas idéalisée, émancipée de tout lien de la réalité ? Bref, c’est le bonheur fantastique. Les chrétiens et les païens éprouvent également le désir d’être heureux à cette différence près que les païens placent le paradis céleste sur cette terre, et que les chrétiens placent cette terre dans le paradis céleste. Le résultat est le même. Ce dont on jouit présentement, cela est borné et limité, tandis que ce qu’on doit encore se borner à croire ou à espérer, est entièrement vague, infini et indéfini.

La religion chrétienne est une contradiction,ou plutôt le choc de deux sens opposés, c’est-à-dire elle est un contre-sens : elle est d’un côté la Conciliation ou la Concorde, et le Dissentiment ou la Discorde de l’autre. En d’autres termes, elle est à la fois l’union et la désunion de Dieu et de l’homme. Cette contradiction insoluble s’est personnifiée dans l’Homme-Dieu de sorte qu’il faut dire que dans lui il y a en même temps vérité et contre-vérité. Or, c’est précisément dans ce crépuscule ambigu qui n’est ni jour ni nuit, au milieu de diverses lumières fausses, que la théologie trouve son véritable élément vital : et remarquez qu’elle doit avoir non un horror vacui, mais horreur du raisonnement, parce que la raison, c’est le jour.

Si le Christ était à la fois Dieu et un autre être, Dieu est homme, un être passible et un être non passible soudés ensemble, alors toute sa Passion n’était qu’illusoire. Pourquoi illusoire ? Parce que ses souffrances humaines n’existaient pas pour la partie divine de son être. Or, on ne souffre point du tout quand la souffrance est tout instant anéantie par une force opposée. Ce que le Christ affirme comme homme, il le nie comme Dieu : il pâtit extérieurement, et point intérieurement ; il ne pâtit donc qu’en apparence, ou comme toutes les sectes docètes avaient déjà de bonne heure avancé : « La grande tragédie était une petite comédie. » Il eût vraiment souffert, s’il eût souffert non-seulement en homme, mais aussi comme Dieu. Il est clair, ce me semble, qu’une douleur qui n’a pas pénétré dans la substance de Dieu, n’a pas de la valeur, n’est essentielle, c’est-à-dire n’est rien du tout, car quand il s’agit de Dieu,