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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

tout souffert pour la liberté de la foi ; car ce que le christianisme appelle liberté chrétienne, est une liberté non-essentielle, il se garde bien de nous laisser libres à l’égard des articles de foi.

L’évêque d’Hippone, qui a tranché le grand mot, le mot ineffaçable et caractéristique : « Vous pouvez avoir la foi sans la charité, » (Sermons au peuple, 90), mérite une attention particulière, si l’on veut étudier le mécanisme du système qui porte son nom. Quant aux vues politiques de saint Augustin, elles sont trop connues pour être expliquées ici[1]. Il suffit de rappeler qu’il oppose diamétralement l’État mondain et la Cité (ou plutôt le royaume) de Dieu, l’un matériel, l’autre spirituel (Civ. D. XIV, 4) : « Civitates duas diversas inter se atque contrarias, quod alii secundum carnem, alii secundum spiritum viverent… alii secundum hominem, alii secun-

  1. Augustin fut de bonne heure declaré le guide et le modèle de l’Église : ce fut là un mauvais augure pour elle sous tous les rapports. L’insupportable espèce de rhétorique, dite sacrée, qui brille encore aujourd’hui au mépris du bon goût, c’est-à-dire du cœur droit et éclairé, date évidemment de ce compatriote d’Apulée ; mais le païen Apulée écrit encore mieux que le chrétien Augustin. Peut-être si l’auteur de l’Âne d’or fut devenu chrétien et saint Apulée, son entendement, son cœur et par conséquent son style ressembleraient à celui de saint Augustin, et on lirait chez lui aussi, par exemple : « De là venait la langueur de mon âme, qui toute couverte d’ulcères se jetait misérablement au-dehors, cherchant dans des choses sensibles de quoi soulager sa démangeaison, à peu près comme animaux galeux qui vont se frottant à tout ce qu’ils rencontrent (saint Augustin, Confess. II, 1). — Cependant, tout infâme que j’étais, je me piquais d’honnêteté et de politesse, tant j’étais possédé de l’esprit de mensonge et de vanité (II, 1). » Augustin aurait sans doute mieux fait de rester païen. Dans le chap. 16 du liv. VI il explique qu’on peut toujours espérer de ceux en qui il se conserve quelque sentiment de crainte ; il serait devenu épicurien dit-il, s’il n’eût craint le jugement éternel. Veuillez ici remarquer qu’il approuve cette crainte si ignoble, et tout à fait inconcevable pour Un vrai philosophe païen. Le chrétien augustinien, voulant tout spiritualiser et personnaliser tout la forme de son Dieu, tombe dans un matérialisme inesthétique et déraisonnable. C’est la crainte l’empêche de devenir épicurien : il oublie que l’animal se laisse gouverner par la crainte, il oublie qu’il ne désire dans cette fausse route si bas, qu’il s’écrie (VI, 6): « Que prétendons-nous par toutes les agitations et les peines que nous donnons, pressés par l’aiguillon de nos passions, qui nous piquent sans cesse, comme des bœufs à la charrue ? » Il ne faut point s’étonner de l’aversion que les vrais penseurs païens éprouvaient pour cette doctrine. (Le traducteur.)