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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

hais Esaü (XIX, 83, 87, 90, 91, 17). » On comprend aisément qu’avec cette sorte d’amour, l’homme n’a plus la permission de s’attribuer un mérite quelconque ; on étouffe avec anxiété toute pensée à une nécessité, pour qu’on puisse honorer et adorer la personnalité aussi subjectivement par les sentiments d’une reconnaissance et d’une déférence illimitées.

Les israélites divinisent l’orgueil, la noblesse des ancêtres ; les chrétiens changent ce principe judaïco-aristocratique de la noblesse de naissance en un principe démocratique de la noblesse du mérite. L’israélite fait dépendre la félicité éternelle de la naissance, le catholique du mérite des œuvres, et le protestant de celui de la foi.

Or, la notion mérite ou obligation ne se combine qu’avec une œuvre qui ne m’a pas été ordonnée qu’avec une action qui ne saurait être exigée de moi ou qui n’est pas un produit nécessaire de mon essence. Les ouvrages d’un poète, d’un philosophe ne peuvent être classés sous le point de vue du mérite, que quand ils sont considérés extérieurement ; ils sont des manifestations du génie, manifestations forcées en ce sens qu’un vrai poète, qu’un vrai philosophe ne peut ne pas faire des poésies et de la philosophie. C’est l’énergie vitale concentrée au degré le plus intensif, qui lance le poète et le penseur à se manifester, et ils trouvent une satisfaction suprême précisément dans cette manifestation immédiate et spontanée de leur être. Ils ne pensent point, en se manifestant de la sorte, à acquérir de la gloire, des honneurs, de la fortune : ces flexions ne sont qu’accidentelles et restent en dehors de l’acte créateur poétique et philosophique. Il en est de même de l’action véritablement vertueuse ; pour un homme généreux elle est naturelle, il n’hésite pas, il ne la pèse pas sur la balance du libre arbitre : il doit la faire, il ne peut ne pas la faire. Cet individu est alors ce qu’on appelle un homme sûr ; tandis que le mérite religieux signifie qu’on pourrait agit autrement ou qu’on agit, non par nécessité intérieure et essentielle, mais par luxe. Les chrétiens ont solennisé, il est vrai, l’incarnation de Dieu, cette action suprême dans leur système religieux, comme une œuvre de l’amour ; et cela parait être une objection contre ce que je viens de développer.

Mais en y regardant de près, on découvrira que cet amour divin ne se base que sur la foi dogmatique, c’est-à-dire sur l’idée d’un