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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

du monde infidèle. Cela doit être : le fidèle anticipe déjà ici-bas les jouissances célestes dans les transports de son âme pieuse et fervente ; de même l’infidèle aussi doit goûter d’avance les angoisses infernales, du moins dans les instants solennels où l’enthousiasme religieux est au comble. On fait donc bien de brûler vivants ceux qui doutent ou — ce qui revient au même — qui blasphèment Dieu.

Le christianisme n’a point ordonné les poursuites contre les hérétiques, ni les conversions par la force brutale. C’est là un fait que je m’empresse de constater. Mais la foi condamne, et parce qu’elle condamne, elle produit inévitablement un sentiment haineux, d’où naissent les poursuites contre les hérétiques. Aimer un individu qui ne croit pas au Christ, est un péché contre le Christ ; ce serait aimer l’ennemi du Christ. « Dieu, dit Luther, punit souvent les blasphémateurs, les incrédules, les infidèles, les hérétiques déjà dans cette vie, il le fait pour fortifier sa chrétienté dans la foi, par exemple les hérétiques Cérinthe et Arius (XIV, 13). » Et saint Bernard : « Si quis spiritum Dei habet, illius versiculi recordetur : nonne qui oderunt te, Domine, oderam ? Psalter, 139, 21 (Epist., 193 ad magist. Yvonem Cardin.). » L’homme ne doit point aimer celui qui hait Dieu ou que Dieu n’aime pas ; Dieu, il est vrai, aime tous les hommes, mais dans la supposition qu’ils aiment ou qu’ils aimeront le Christ. Être chrétien, est synonyme avec être agréable à Dieu ; n’être pas chrétien, est synonyme avec s’exposer à la colère de Dieu. « Qui Christum negat, negatur a Christo, » dit Cyprien (Epist. E. 73, paragr. 18, édit. Gersdorf). Il n’est permis au chrétien que d’aimer les chrétiens, et les non-chrétiens en tant qu’ils pourront devenir chrétiens ; il ne peut aimer que ceux qui sont sanctifiés par la foi. La foi est comme le baptême de l’amour. L’amour fraternel de l’homme pour l’homme n’est qu’un amour naturel ; l’amour chrétien au contraire est l’amour saint. Le mot : Aimez vos ennemis ne se rapporte qu’à nos ennemis personnels, et nullement à nos ennemis principiels, aux ennemis publics, c’est-à-dire aux adversaires de Dieu et de son Église. La foi déchire donc les liens naturels ou humanitaires qui unissent les hommes ; elle remplace l’unité naturelle et universelle par une unité particulière, par une unité de secte.

Ne me dites point : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas