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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

celle de Dieu ; sur le terrain de l’immortalité individuelle il intervertit les rôles en faisant dépendre la réalité de son Dieu de sa propre réalité humaine ; ce qui ailleurs lui apparaît comme une vérité immédiate et primitive, est ici pour lui une vérité secondaire est inférée ; si je ne suis pas éternel, alors il n’y a pas de Dieu ; si nous n’avons pas de résurrection, le Christ n’en a eu non plus ; toute la doctrine est fausse de la racine jusqu’au sommet, dit l’apôtre. Edite, bibite, lançons-nous tous dans les plaisirs les plus effrénés. On saurait, il est vrai, éviter ce qu’il y a d’indécent dans cette argumentation populaire si renommée, en rayant la formule finale, mais alors il n’y a pas de conclusion. Mieux vaudrait d’élever l’immortalité au rang d’une vérité analytique, de manière que la notion de Dieu, la notion de la personnalité absolue, serait considérée une fois pour toutes comme la notion de l’immortalité. Dieu est la garantie de mon existence future, parce qu’il est déjà la certitude que j’ai de la réalité de mon existence présente ; il est mon protecteur, déjà sur terre, contre les puissances du monde extérieur ; d’où s’ensuit que je n’ai plus besoin d’inférer explicitement l’immortalité comme une vérité particulière : ayant mon Dieu, j’ai mon immortalité. C’est là la méthode suivie par les vrais mystiques chrétiens (je ne veux pas m’occuper des mystiques superficiels) ; chez les mystiques profonds, la notion de l’immortalité s’est fondue, pour ainsi dire, dans la notion de Dieu. Leur Dieu était déjà pour eux la vie immortelle ; Dieu était leur félicité subjective, et par conséquent pour leur pensée ce qu’il est en lui-même et par lui-même, c’est-à-dire, dans l’essence de la religion.

J’ai donc prouvé que Dieu est le ciel. Il m’aurait été plus facile, du reste, de prouver que le ciel est Dieu : tel que le ciel religieux se présente à l’homme, tel est son Dieu. Les royaumes du ciel, dans les diverses religions, différent entre eux d’après les diversités essentielles humaines, pour ne pas dire d’après les divers royaumes terrestres. Les chrétiens aussi se font des royaumes célestes qui différent entre eux, et le Dieu chrétien est loin d’être toujours et partout le même. Les pieux, parmi les Allemands, nous parlent d’un dieu germanique, ceux parmi les Français, d’un dieu français, ceux parmi les Espagnols, d’un dieu espagnol, et ainsi de suite. En France, on avait en effet le proverbe national : Le bon Dieu est Français. Le dieu réel d’une nation est le point d’honneur