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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

Le ciel chrétien est la vérité chrétienne ; ce qui n’entre pas au ciel, reste en dehors du vrai christianisme. Le chrétien n’a qu’un désir, désir extravagant, insensé, brûlant, mais poétique ou du moins fantastique, c’est d’être débarrassé de l’instinct sexuel, ou de la matière en général : ce désir est pleinement réalisé dans son ciel : « Après leur résurrection charnelle, ils n’épouseront pas, ils ne seront pas épousés non plus, car ils seront semblables aux anges de Dieu dans les cieux, » dit l’Évangile (Matth., XXII, 30). Et l’apôtre écrit à la communauté chrétienne de Corinthe : « Les aliments au ventre, le ventre aux aliments, cela est vrai. Mais Dieu y rendra inutile (katargesei) les aliments et le ventre (I, 6, 13). » « Mes frères, je vous dirai que la chair et le sang ne pourront acquérir le royaume divin, et la pourriture n’héritera point de l’éternel (XV, 50, ibid.). » « Ceux-là n’auront plus soif ni faim, ils ne souffriront plus des rayons du soleil (Apocalypse, VII, 16). Il n’aura pas de nuit, on n’y aura pas besoin d’une lumière ni des rayons solaires (XXII, 5, ibid.). » Thomas à Kempis dans l’Imitation du Christ (I, 22) : « Comedere, bibere, vigilare, dormire, quiescere, laborare et caeteris necessitatibus naturae subjacere, vere magna miseria est[1] et afflictio homini devoto, qui libenter esset absolutus et liber ab omni peccato ; utinam non essent istae necessitates, sed solae spirituales animae refectiones, quas heu satis raro degustamus. » — Voyez sur cet objet Grégoire de Nysse (De anim. et resurr., Leipzig, 1837, p. 98, 144, 153).

Ce qu’il y a de vraiment plaisant, c’est que toute cette fameuse immortalité personnelle et très chrétienne, est loin d’être spiritualiste ; elle ne s’adresse point à l’esprit (spiritus) de l’individu, mais assez grossièrement à son corps, ou comme on disait avec une expression orientale, à la chair. Bacon de Verulam dit (De augm. scient., I. I) : « La science était aux yeux des philosophes païens une chose immortelle et incorruptible[2]. » « Nos autem quibus

  1. Le christianisme gémit depuis près de vingt siècles de cette grande misères, savoir de la nécessité pour l’homme de manger, de boire, de dormir ; c’est simplement puéril ou maladif ; mais quand il gémit aussi, comme Thomas à Kempis, du travail (laborare), la chose devient plus sérieuse, et je vois dans cette énorme aberration de l’âme affective, une source de la désorganisation cruelle et lâche qui règne dans le travail chez les chrétiens. (Le traducteur.)
  2. La barbarie fut poussée à ce point de reprocher aux païens