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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

donc se mortifier. Cette mort artificielle, en fait de morale et d’intelligence, est donc l’anticipation nécessaire de la mort naturelle car il serait de la dernière immoralité de laisser faire la mort naturelle, qui nous est commune avec la bête. Ainsi, la mort devient un acte moral et spontané, c’est la fine fleur de la doctrine thanatologique : Si je meurs tous les jours , dit l’apôtre, et saint Antoine, le fondateur du monachisme, avait parfaitement raison de prendre ce mot de la mort pour la règle de sa vie ; voyez Jérôme (de vita Pauli primi eremitae). On m’objectera ici peut-être que le christianisme est en contradiction avec la vie monastique et célibataire. À cela je réponds : oui, mais c’est parce que le christianisme est une contradiction vivante. Le célibat et le monachisme sont en opposition avec le christianisme exotérique et pratique, mais point avec le christianisme théorique, ésotérique ; ils le sont avec l’amour chrétien en tant que celui-ci s’adresse à l’homme, mais nullement avec la foi chrétienne, ou avec l’amour chrétien en tant que celui-ci n’aime l’homme qu’à cause de Dieu, et qu’il se rapporte à Dieu, l’être surnaturel et extramondain. L’Évangile, je le sais, ne parle ni du célibat, ni du monachisme, parce qu’au commencement de la nouvelle religion il s’agissait de faire reconnaître Jésus comme le Christ, et de la conversion des juifs et païens. Il y avait péril en la demeure, periculum in mora, car l’heure du grand jugement et de la fin de l’univers était proche. En outre, il n’y avait là ni l’occasion ni le temps pour mener une existence contemplative, on était en état de guerre permanente. Il régnait alors chez les chrétiens évidemment une espèce de libéralisme pratique, qui disparut quand l’Église se consolida : « Apostoli, dit-elle avec raison (Carranza, I. c. 256), cum fides inciperet, ad fidelium imbecillitatem se magis demittebant, cum autem evangelii praedicatio sit magis ampliata, oportet et pontifices ad perfectam continentiam vitam suam dirigere. » À l’instant même que le christianisme s’était constitué dans le monde politique et social, sa tendance anti-politique et antisociale, supra-naturaliste et surmondaine commença nécessairement de rompre en visière avec le monde et à la nature. Alors la scission fatale éclata. Cette tendance hyper-comique plus tard anti-comique, est tout à fait un véritable produit de l’esprit biblique : « Celui qui hait sa vie sur cette terre, il la gardera pour la vie éternelle (saint Jean, 12,25). » « Je sais qu’il n’y a rien de bon