Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
214
QU’EST-CE QUE LA RELIGION

rapprochement ; le Dieu naturel, par exemple, se manifeste en donnant au lion de la force musculaire et des organes convenables pour défendre sa vie même aux dépens de celle d’un individu humain, tandis que le Dieu biblique arrache un homme aux griffes d’un lion.

La providence est évidemment la conviction que l’homme a de la valeur infinie de son existence ; c’est l’idéalisme religieux. Sous ce point de vue l’homme ne croit plus à la réalité des choses extérieures. Il y a identité entre la providence et l’immortalité personnelle de l’âme ; seulement cette dernière exprime la valeur de l’existence personnelle sous l’image d’une durée perpétuelle. On ne croit pas à une providence quand on s’identifie avec l’univers, quand on se regarde comme une particule de l’immense totalité qui nous absorbe sans retour ; mais la providence est vénérée comme un article principal de la foi, quand on fait grand cas de l’égoïté.

De là les conséquences de cette croyance, en partie salutaires, en partie dangereuses : une fausse humilité, l’orgueil religieux qui ne se repose pas, il est vrai, sur lui-même, mais sur un Dieu qui n’est rien autre chose que l’être humain idéalisé. Dieu, en effet, se soucie de moi, il veut mon salut, je le veux aussi, mon but est donc ici le sien propre, ma volonté la sienne propre, donc l’amour que Dieu a pour moi n’est rien autre chose que mon amour-propre divinisé et personnifié ; je crois donc a moi-même et à nulle autre chose.

La providence est un article de foi plus énergique que l’existence de Dieu : nier une providence divine, c’est nier Dieu comme étant Dieu. Un Dieu qui n’est en même temps la providence pour l’homme ne mérite pas d’être adoré, c’est un Dieu ridicule qui manque de la plus divine et la plus adorable de toutes les qualités essentielles. Croire en Dieu, c’est donc croire à la dignité humaine, comme Vérulame a dit : Qui deos negant, nobilitatem generis humani destruunt (Baco Ver. Serm. fidel. 16). Toutes les choses n’existent donc que pour l’homme, et non pour elles-mêmes, et les naturalistes dits très chrétiens ont tort d’appeler cette thèse un produit orgueilleux, car cela posé le christianisme lui aussi serait orgueilleux quand il dit, comme saint Paul, que Dieu ou un être presque Dieu n’est devenu homme que pour sauver l’homme : voilà, ce me semble, un orgueil plus grand que celui à l’égard du