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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

s’appelle, comme on sait, la conscience du Moi, la conscience de soi-même. Dieu, en se différenciant ainsi en lui-même, a donc manifesté sa conscience du Moi. Traduisons cette phrase en langue vulgaire et nous aurons la formule suivante : Le principe cosmogonique en Dieu, c’est la conscience du moi de l’homme.

Tout le procédé cosmogonique divin dont nous parle la théologie, n’est point autre chose qu’une périphrase mystique d’un procédé psychologique humain.

Développons maintenant en peu de mots cette opération. Quand nous contemplons l’univers, nous sommes bientôt frappés de stupeur et nous nous sentons petits, bornés, comprimés de tout côté. En même temps notre être aspire vers l’indépendance, vers l’expansion, et pour échapper au choc violent de ces deux mouvement contraires il nous faut absolument nous rapprocher d’un autre être qui ne soit point identique au nôtre, qui nous rassure et qui nous prête son secours, bref un alter ego, un autre moi. L’homme ne peut se consoler que par la société d’autrui par la vie social ; existant tout seul au monde il se perdrait, il serait infailliblement absorbé par cet océan immense de la nature. La philosophie dite de la nature ne vient que tard ; chez les Hellènes, par exemple, elle fut précédée de ces sept sages qui n’enseignèrent que des maximes immédiatement en rapport avec la vie journalière, avec les relations qui existent directement entre l’homme et l’homme, abstraction faite de tout le reste. Ainsi l’homme est un dieu pour l’homme : le moi et le toi, voilà le pivot primitif de son existence et de sa conscience. La force réunie de plusieurs hommes est non seulement quant à la quantité, mais aussi quant à la qualité une toute autre que la force isolée : elle porte désormais le cachet ineffaçable de l’infini. Tout le progrès social est là. Ce n’est qu’après une marche plus ou moins longue dans la voie de la civilisation, que l’homme individuel parvient à réfléchir seul, à penser seul avec lui-même : au commencement, il avait eu besoin du concours d’un autre homme pour méditer et mettre un peu d’ordre à ses idées. Ainsi trouve-t-on presque dans toutes les langues de l’antiquité un mot qui signifie à la fois et penser et parler, et encore aujourd’hui beaucoup d’hommes du peuple ne comprennent un livre qu’en le lisant tout haut. Hobbes n’a point tort en faisant dans son système l’intelligence naître des oreilles.