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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

Le caractère tout particulier du dogmatisme chrétien[1] est précisément le dualisme. On a beau déclamer sur le progrès que les arts ont fait depuis dix-huit siècles ; jamais on ne pourra sérieusement le présenter comme un résultat produit par l’Église. L’amour de Pétrarque pour Laure le lit poète : mais cet amour est en contradiction flagrante avec le catholicisme dogmatique, il le confesse à saint Augustin, cette personnification stéréotype de la conscience catholique. » Saint Augustin dit : « Non hominem sed Deum in homine ama, » et le pieux Pascal : « Il est injuste qu’on s’attache nous, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Nous ne sommes la fin de personne… nous devons les avertir qu’ils ne doivent pas s’attacher à nous, car il faut qu’ils passent leur vie à plaire à Dieu ou à le chercher. » Or, l’amour aime précisément l’homme dans l’homme ; l’amour est une sublime magie, a dit un poète, qui élève le fini à la hauteur de l’infini ; aux yeux de l’amour, les choses terrestres deviennent des choses célestes, il se contente parfaitement du bonheur qu’il sait trouver sur cette terre. Est—ce Pétrarque le catholique qui écrivait ces magnifiques sonnets, ces stances incomparables, qui harmonisaient si peu avec sa foi dogmatique qu’il en sentait le plus vif repentir ? assurément non. Les stances adressées à Laure venaient au contraire de la plume de Pétrarque le poète. Le pape Léon X était, bien que pape, en contradiction permanente avec l’essence du catholicisme, et c’est précisément sous les auspices de ce pontife que les beaux-arts ont repris leur essor. Un chef-d’œuvre doit être beau non-seulement aux yeux d’un chrétien, mais aussi à ceux de tout autre homme ; la catégorie de la beauté est sans contredit la catégorie essentielle dans l’art : la force païenne, l’humilité chrétienne, lui sont subordonnées. L’art doit élever les objets dont il s’occupe au-dessus des étroites limites d’une religion particulière, il doit les transférer dans la sphère universelle de l’humanisme.

Un grand artiste assujétit la religion à l’art, il n’assujétit jamais l’ art à la religion ; ce qu’ il y a de religieux dans un chef-d’œuvre, n’ a qu’ une signification formelle qui sert de base ou d’enveloppe au vrai et au beau ; celui-ci est l’essence du chef-d’œuvre. La forme

  1. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. Louis Feuerbach (Pierre Bayle, 1838).