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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

bilité (traité des XII Degrés) ? » L’essence de la religion chrétienne est évidemment le culte des larmes et des douleurs : « Le Sauveur n’a point ri, il a pleuré, comme nous lisons dans l’Évangile ; voilà l’exemple qu’il nous a laissé, » dit Salvien (VI, 181) : « Christianorum est pressuram pati in hoc saeculo et lugere, quorum est aeterna vita (Origène, explan. in Ep. Paul. ad Rom 2, 2, interp. Hieron.), comme saint Augustin dit : « Quid ergo cupimus, nisi ita non esse ut nunc sumus ? et quid ingemiscimus, nisi pœnitendo quia ita sumus (Serm. ad pop. 351, 3) ? » Et Thomas à Kempis : « S’il y avait quelque chose de mieux à faire, de plus utile pour le salut de l’homme, que de souffrir (pati), certes, le Christ nous en aurait informé par sa parole et son exemple ; nous n’entrerons donc au règne de Dieu que par beaucoup de tribulations (De imitat. 2, 12). »

Le protestantisme s’opposa vivement à cette théorie ; la Passion du Christ ne lui fut plus le principe fondamental de la morale.

Saint Bernard (Form. bon. vitae) demande : « Comment me serait-il permis de jouir sur cette terre, tandis que mon Dieu est attaché au gibet ? » et Jean Gerhard (Médit. 37) dit sévèrement : Memoria crucifixi crucifigat carnem tuam in te ; ceci est au moins clair, et en contradiction directe avec la doctrine des théologiens sophistes. Les anciens chrétiens se fortifièrent dans la mortification de la chair par l’image de la croix, qui était perpétuellement présente à leurs yeux ; comme les païens, selon Augustin, se sentirent excités à la débauche par l’aspect de leurs idoles.

Résumons. Dieu dans la Passion est le cœur de l’homme ; le cœur, l’âme est la totalité de toutes les souffrances quelles qu’elles soient, c’est la sensibilité humaine ; le Christ est donc la sensibilité, en d’autres termes, la sensibilité est divine. Elle doit se manifester, s’exhaler en larmes, en paroles, en musique, n’importe comment[1]. Ainsi, le Christ crucifié est l’image du cœur humain qui

  1. Dans les Hymnes antiques en latin et en allemand, par Ad. L. Follen (1819, Elberfeld) on en trouve plusieurs qui prononcent admirablement en poésie ce que ce chapitre vient développer par la dialectique :


    ALTITUDO.

    Altitudo, quid hic jaces ? In tam vili stabulo ?
    Qui creastu coeli faces, alges in praesepio !